Jean-Yves Le Drian : « Nos concurrents n’ont ni tabous ni limites »

Dans un entretien au « Monde », le ministre des affaires étrangères français met en cause le comportement de la Chine et de la Russie, dans un monde où les rapports de force se durcissent

 Le Monde – Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères d’Emmanuel Macron depuis 2017, après avoir été ministre de la défense dans le gouvernement de François Hollande, déplore, dans un entretien au Monde, les « populismes diplomatiques ».

 

En quoi la pandémie a-t-elle aggravé les tensions internationales ?

 

Nous ne sommes pas encore totalement sortis de la crise du Covid-19, mais observons déjà, comme je l’avais prédis, que c’est le monde d’avant en pire. Nous constatons non seulement la brutalisation des rapports, mais aussi une véritable course à la puissance, aggravées par une compétition des modèles. Nos concurrents n’ont ni tabous ni limites : ils projettent des milices privées partout, détournent des avions, font exploser des satellites, ils subordonnent des peuples, siphonnent des ressources sur certains continents, je pense à l’Afrique, en obligeant les pays concernés à crouler sous l’endettement. Il faut agir maintenant, sinon l’histoire ne nous attendra pas. L’enjeu pour l’Europe est d’accélérer pour avoir la capacité d’être une puissance affirmée, défendre son modèle et promouvoir un multilatéralisme efficace.

 

Mais l’Europe n’est-elle pas elle-même menacée ?

 

Nous constatons la montée de populismes, qui peuvent nous éloigner de cette nécessité. La dérive populiste concerne aussi la politique étrangère et européenne. Je pense à ceux qui jouent avec les principes fondamentaux de notre propre projet européen. Je pense à ceux qui sont fascinés par les régimes autoritaires, qui vont même y rechercher une forme de garantie, à ceux qui peuvent céder à des tentations d’alliance de revers, à ceux qui jugent que la politique migratoire est l’alpha et l’oméga de toute politique étrangère. Ces populismes diplomatiques sont en fait un renoncement caché à la puissance, à l’identité européenne et à nos valeurs, sous la forme d’une posture de matamores. Pour notre part, nous avançons concrètement. La présidence française de l’Union européenne [UE] à partir de janvier 2022 nous permettra d’accélérer dans l’affirmation de sa puissance, de sa souveraineté et de son modèle.

 

Ce qui se passe à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne est-il une « attaque migratoire », ou une opération de guerre hybride ?

 

Il ne s’agit pas, en premier lieu, d’une crise migratoire. C’est d’abord une instrumentalisation de migrants par un dictateur pour essayer de déstabiliser l’Europe. Il faut traiter ce problème comme une provocation cynique et organisée. Il s’agit d’un trafic d’êtres humains manipulés. Face à cela, il nous faut afficher une très grande fermeté et une très forte solidarité à l’égard des pays européens qui sont victimes de ces manipulations. Cela passe par de nouvelles sanctions contre Minsk.

 

Il nous faut aussi lutter contre les recruteurs dans les pays concernés. Il est très frappant de voir le nombre de Kurdes irakiens pris dans ce trafic car ils ont été abusés par une propagande biélorusse indigne. Nos efforts commencent à produire des résultats car un certain nombre de vols sont arrêtés. Le fait qu’il y ait un processus de retour organisé par les autorités irakiennes est une bonne chose. L’urgence est que la Biélorussie accueille le Haut-Commissariat aux réfugiés, pour accompagner de façon digne et humaine ces personnes dans leur retour ou leur demande d’asile.

 

Les valeurs européennes sont-elles respectées par la Pologne, qui refoule les migrants ?

 

Nous sommes solidaires car il s’agit de la frontière extérieure de l’Europe. Pologne, Lituanie et Lettonie ont la responsabilité d’assurer sa sécurité. Il importe qu’elles le fassent dans le respect du droit. Il est par ailleurs très souhaitable que Frontex puisse être acteur de ce dispositif, puisque l’agence a été créée pour cela.

 

Alexandre Loukachenko a-t-il décidé cette opération tout seul ou avec l’aval de Poutine ?

 

Je ne me prononce pas là-dessus. Il existe des relations étroites entre la Russie et la Biélorussie. Il faut donc que Poutine puisse agir auprès de Loukachenko pour qu’il arrête cette initiative sordide et criminelle. Ce sont des prises d’otage. Loukachenko est un habitué de cela. C’est le même qui organise des détournements d’avion, réprime sa population et vole les élections. C’est un dictateur.

 

Avec la Russie, est-ce bien le meilleur moment de relancer le dialogue à haut niveau, comme vous l’avez fait récemment ?

 

 

Nous avons tenu à faire cette réunion avec les ministres des affaires étrangères et de la défense russes pour se dire les choses. Ce sont des rencontres généralement toniques. Il y a des points sur lesquels il y a des divergences profondes, comme nous l’avons constaté vendredi, sur le Sahel et l’Ukraine. Il y a aussi des points où l’on peut travailler en coordination avec les Russes, ou au moins échanger pour avancer. D’abord sur l’Iran, où nous essayons de reprendre la négociation nucléaire. Ensuite sur l’Afghanistan, où nous partageons la nécessité d’éviter une résurgence du terrorisme. Ou sur le Caucase, pour poser les jalons d’une paix durable entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le dialogue est nécessaire, surtout en temps de crise.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus en Ukraine, l’impasse diplomatique ou la menace militaire avec les manœuvres russes à la frontière ?

 

 

J’espère que les deux ne sont pas liés. Il est vrai que le maintien de forces offensives très significatives nous interroge. Il y a un doute sérieux. Il ne demande qu’à être dissipé, mais encore faut-il que l’on puisse vérifier. Toute atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine aurait nécessairement des conséquences graves et massives.

 

Que savez-vous des discussions entre les autorités maliennes et le Groupe russe Wagner pour l’emploi de paramilitaires au Mali ?

 

On a fait savoir que c’était pour nous inacceptable. D’un côté, les autorités de transition du Mali font des dénégations officielles répétées et, de l’autre, nous savons pertinemment qu’il y a des échanges entre les responsables de Wagner et les autorités maliennes issues du double putsch de 2020 et 2021. Nous ne pouvons qu’être préoccupés. Cela ne trompe personne : Wagner n’est pas une officine autonome mais une milice au service de la Russie. On sait comment et par qui elle est constituée et accompagnée.

 

La Russie et les autorités de Bamako doivent prendre leurs responsabilités. L’arrivée de Wagner au Mali serait un acte d’une grande violence. Nous avons des soupçons sérieux à l’égard des Russes comme des Maliens, mais pour l’instant, à notre connaissance, il n’y a pas de décision concrète qui a été prise.

 

Si cela se confirmait, la France quitterait-elle le Mali ?

 

Les autorités de transition maliennes se sont déjà déconsidérées auprès de leurs voisins. Au point que la Cédéao [Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest] a décidé d’adopter des sanctions à l’égard d’un certain nombre de responsables maliens et manifesté son désaccord sur le processus de transition tel qu’il est imaginé par les autorités. Au niveau de l’Union européenne, les ministres des affaires étrangères ont décidé de prendre des sanctions à l’égard des autorités maliennes, mais aussi à l’égard de Wagner.

J’espère que les autorités maliennes en place respecteront leurs engagements, à la fois à l’égard de la force conjointe du G5 Sahel, mais aussi de l’Europe et des nombreux acteurs qui ont manifesté leur volonté commune d’éradiquer le terrorisme dans ce pays. Toute autre posture entraînerait des conséquences importantes.

 

Huit ans après le début de l’intervention française au Sahel, les discussions avec Wagner ne marquent-elles pas l’échec de la France au Mali ?

 

Nous avons affaire à quelques colonels responsables d’un double coup d’Etat et qui, aujourd’hui, sont tentés de substituer une milice privée à une coalition internationale qui s’est déployée à la demande du Mali et de la région. C’est ça la réalité, et non un changement de posture des autorités maliennes ! Il faut que la transition aille à son terme et que les Maliens s’expriment. C’est ce que nous disons avec nos partenaires africains et européens. C’est le sens de notre action commune.

 

Outre le Mali, le Tchad, le Niger et le Burkina Faso font face à une fragilité politique et sécuritaire. Votre problème aujourd’hui n’est-il pas de trouver des partenaires solides dans la région ?

 

Au Tchad, il n’y a pas eu de coup d’Etat, mais une mort au combat. Ça n’a rien à voir avec ce qui se passe au Mali. Un processus de transition est en cours et n’empêche pas le Tchad de tenir ses engagements dans le cadre de la force conjointe du G5. Le dialogue national, annoncé par le président Mahamat Déby, est en train de se mettre en place et va aboutir à des échéances électorales. Au Burkina Faso, le président, Roch Marc Christian Kaboré, a été réélu dans des conditions reconnues par tous comme globalement normales. Il en va de même avec les présidents Mohamed Bazoum, au Niger, et Mohamed Ould Ghazouani, en Mauritanie. Il faut également les soutenir.

Il est vrai qu’en Afrique beaucoup d’Etats sont fragilisés, ce qui se traduit par une perte de souveraineté. Ils font confiance à des partenaires extérieurs pour assurer leur sécurité ou ce qu’ils pensent être leur développement économique alors qu’il s’agit souvent de prédation. C’est le cas avec la Chine, mais aussi d’autres pays, comme la Russie en République centrafricaine [RCA]. Je vois aussi ce qui se passe en Ethiopie, au Soudan mais aussi au Mozambique. Dans ce contexte, il est très important que la présidence française de l’UE puisse, au moment du sommet UE-UA [Union africaine] prévu en février 2022, porter un nouveau deal entre l’Afrique et l’Europe, dans la continuité, notamment, du sommet sur le financement des économies africaines que le président Macron a tenu en mai.

Sans cela, nous irons vers les dislocations, les affrontements, les prédations et les guerres par procuration. Nous sommes attendus. Si nous ratons ce rendez-vous, nous aurons des remplaçants. C’est maintenant qu’il faut jouer cette carte-là.

 

Les remplaçants ne sont-ils pas déjà là ?

 

Non. La nouveauté en Afrique, c’est qu’il commence à y avoir une déception très claire à l’égard des Chinois. Les responsables africains se sont rendu compte qu’il s’agit d’un marché de dupes : certes, ils ont pu bénéficier dans l’immédiat d’infrastructures, parfois spectaculaires, construites par des Chinois avec l’argent des Africains dans le but affiché du développement, mais, à la fin, ils mettent leur pays sous tutelle en raison de l’endettement majeur qu’ils sont obligés de contracter pour financer ces infrastructures. De la même manière, le comportement de Wagner éveille chez beaucoup d’acteurs des suspicions, voire des hostilités, y compris en RCA. On sait bien que Wagner se sert sur la bête avec les ressources minières, qu’il ne respecte pas le droit, viole ses engagements, sans garantir pour autant la sécurité de l’Etat.

 

Est-ce qu’il existait une nation algérienne avant la colonisation, comme l’a dit le président Macron, suscitant une vive querelle avec Alger ?

 

Le président a pris des initiatives fortes, notamment dans le domaine sensible de la mémoire. Nous avons des liens ancrés dans l’histoire. Nous souhaitons que le partenariat franco-algérien soit ambitieux. Il est logique, quand on connaît notre histoire, qu’il y ait parfois des résurgences de blessures, mais il faut dépasser cela pour retrouver une relation confiante. C’est ce que souhaite le président de la République. Il y a parfois des malentendus, mais cela n’enlève rien à l’importance que nous attachons aux relations entre nos deux pays. Il faut conserver ce lien fait de respect des souverainetés et d’une volonté commune de dépasser les contentieux pour retrouver une relation apaisée.

 

L’Algérie est un acteur important au Sahel. Qu’attendez-vous d’Alger au Mali ?

 

Il faut inscrire au bénéfice de leur action diplomatique la signature des accords d’Alger en 2015 [entre l’Etat malien et les groupes armés du Nord]. Ces accords sont anciens, mais ils restent aujourd’hui encore la base des discussions. Nous ne voyons que des avantages à ce qu’Algérie s’inscrive plus fortement encore dans la mise en œuvre de ces accords.

 

La situation en Tunisie, où le président Kaïs Saïed concentre l’essentiel des pouvoirs entre ses mains, vous inquiète-elle ?

 

Notre préoccupation est de faire en sorte que le calendrier de mise en œuvre des réformes, en particulier constitutionnelle, puisse se dérouler rapidement, qu’un dialogue national soit mobilisé et que, parallèlement, les libertés publiques soient respectées. Cette approche, qui correspond a priori à la volonté du président Kaïs Saïed, doit se faire dans des délais concis. Tout étirement du processus serait dommageable, nous l’avons fait savoir.

 

Le Maroc a été l’un des principaux utilisateurs du logiciel espion Pegasus, qui a visé jusqu’à la présidence de la République. Pourquoi la réponse française à ces révélations a-t-elle été aussi faible ?

 

 

Des investigations sont en cours. Nous les interrogeons naturellement sur le sujet Pegasus.

 

Sur Pegasus encore, la brouille est-elle close avec Israël ?

 

 

On a pu avoir une explication très franche avec les Israéliens. Nous poursuivons nos échanges.

 

L’affaire Aukus n’a-t-elle pas démontré un certain isolement de la France, vis-à-vis de ses plus proches alliés ?

 

Pas du tout. Dans cette affaire, la France n’est pas seule. Les Européens, tous mes homologues, nous ont apporté leur soutien de façon publique, dès mon déplacement à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre. Nous sommes aujourd’hui sur le chemin du rétablissement de la confiance avec les Etats-Unis, même si nous n’en sommes pas encore au bout. Des actes importants ont été posés, comme l’ont montré les entretiens du président de la République avec [le président américain] Joe Biden à Rome et avec [sa vice-présidente] Kamala Harris à Paris, ainsi que mes relations avec [le secrétaire d’Etat américain] Antony Blinken.

 

Trois points étaient mis en avant : la reconnaissance de l’importance de la défense européenne dans la sécurité transatlantique et celle de l’Europe. Ensuite, la reconnaissance d’une stratégie, d’une voie européenne dans la région Indo-Pacifique, où la France et l’UE entendent prendre toute leur part. Enfin, le renforcement de notre partenariat dans le Sahel, et d’autres points importants. Il y a eu, aussi, la prise de conscience par les Etats-Unis de maladresses, pour le moins, dans leur action.

 

 

Pourquoi les relations restent-elles glaciales avec l’Australie et le Royaume-Uni ?

 

Les choses n’ont pas bougé en effet avec l’Australie, dont le premier ministre s’enferre dans le déni et les contradictions. Aukus est un projet de projet présenté pour dix-huit mois [la phase d’étude annoncée avant de formaliser l’accord]. Il en reste seize. Pour l’instant, il n’y a rien. Si j’étais australien, je m’inquiéterais. Quant au Royaume-Uni, bientôt un an après le Brexit, ce qui me frappe le plus est que tout se passe comme si leur stratégie Global Britain concernait le monde entier, sauf l’Europe. Cette Global Britain est amputée de l’Europe.

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Propos recueillis par , et

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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