M Le Magazine – Portrait – 91 ans, il est l’un des plus vieux cinéastes en exercice. Et aussi l’un des plus prolifiques. Depuis ses débuts, l’Américain, dont le dernier film « Cry Macho » sort en salle le 10 novembre, réunit de dévoués collaborateurs autour d’une même vision du cinéma.
A 79 ans, Joel Cox est un des derniers spécimens d’une espèce en voie de disparition. Le monteur fait partie de ces nombreux employés des studios hollywoodiens qui, au début des années 1960, ont commencé tout en bas de la pyramide pour progressivement se hisser à son sommet. A l’époque, les écoles de cinéma n’existaient quasiment pas, et les maisons de production assumaient la responsabilité de former et d’aguerrir leurs employés. Joel Cox a ainsi commencé au service courrier de la Warner, avant de devenir assistant monteur sur plusieurs productions maison.
C’est en 1975 en secondant Ferris Webster, alors le monteur attitré de Clint Eastwood, que Joel Cox a travaillé, sur Josey Wales, hors-la-loi. Le réalisateur venait de déménager les bureaux de Malpaso, sa maison de production, de Universal à la Warner. Et il intriguait Hollywood. Parce qu’il était autant la vedette du violent Inspecteur Harry (1971) que l’auteur à la sensibilité exacerbée de Breezy (1973). Parce qu’il appelait systématiquement à voter républicain à l’élection présidentielle et, dans le même temps, insistait pour avoir davantage de comédiens noirs devant la caméra ou avait comme musicien attitré sur Josey Wales, hors-la-loi, Jerry Fielding, autrefois mis à l’index pour ses sympathies communistes par le sénateur McCarthy.
« Nous sommes allés chez Clint, à Carmel [ville du nord de la Californie dont il fut un temps maire] pour la postproduction, se souvient Joel Cox. Ferris Webster n’étant pas complètement disponible, j’ai travaillé sur le montage avec Clint. Une fois notre travail terminé, il m’a dit : “Je ne sais pas quels sont tes plans dans la vie, mais mon projet serait que tu travailles sur tous les films que je ferai.” On peut dire que nous en avons fait quelques-uns. » Les deux hommes ont collaboré sur plus d’une trentaine de films en quarante-six ans de vie professionnelle commune. Leur dernier en date, Cry Macho, où Eastwood joue une star déchue du rodéo, sort le 10 novembre en France.
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Un emploi à vie
Les locaux de Malpaso sont toujours situés dans ceux de la Warner, à Burbank, non loin d’Hollywood. Il s’agit d’un bungalow, une petite maison, similaire à tant d’autres sur le campus du studio. Un bureau où le réalisateur se rend en hélicoptère depuis Carmel. Ce trajet est devenu une habitude au fil des décennies. Un exemple parmi tant d’autres de la fidélité du cinéaste. Influencé par le maître du western John Ford – un sujet fréquent de discussion avec son monteur Joel Cox –, Clint Eastwood a pris l’habitude de travailler régulièrement avec les mêmes acteurs et les mêmes techniciens. Jusqu’à mettre sur pied une structure au sein de laquelle certains sont employés, parfois depuis plusieurs décennies.
En visite sur le tournage deGran Torino (2009) dont il avait signé le scénario, Nick Schenk avait compris à quel point cette famille Eastwood est ancienne en entendant une collaboratrice du réalisateur lui confier avec timidité : « Vous savez, je suis plutôt nouvelle ici, je n’ai travaillé que sur cinq films de Clint. » Depuis, Schenk a signé les scénarios de deux autres films d’Eastwood, La Mule (2019) et Cry Macho. « Clint a tourné le scénario de Gran Torino sans changer une virgule. Il emploie cette formule que j’aime bien : “Pourquoi irais-je bouleverser de fond en comble un scénario que je viens d’acheter ? C’est comme acheter une voiture neuve pour en changer le moteur.” »
Travailler auprès d’Eastwood s’apparente pour certains à un emploi à vie. A 91 ans, le concept de retraite lui est inconnu. Avec ses collaborateurs les plus fidèles, seules la mort ou la maladie interrompent le partenariat qui les lie au réalisateur. Le saxophoniste de jazz Lennie Niehaus, longtemps compositeur attitré d’Eastwood, a collaboré avec lui sur une vingtaine de films. Henry Bumstead, directeur artistique de Cecil B. DeMille, d’Anthony Mann ou d’Alfred Hitchcock, était devenu celui d’Eastwood à partir de 1973 jusqu’à Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, deux films sortis en salle aux Etats-Unis l’année de sa mort, en 2006.
Pierre Rissient, l’attaché de presse d’Eastwood pour la France depuis le début des années 1970, est resté, jusqu’à sa disparition en 2018, l’un des premiers auxquels le cinéaste montrait la copie de travail de son nouveau film. La Mule lui est dédié. Rissient a joué un rôle-clé dans sa reconnaissance par la critique du monde entier, au milieu des années 1980 – Eastwood n’était alors pas encore pris au sérieux en tant que réalisateur, en partie en raison de ses opinions politiques.
Tisser un lien secret entre les œuvres
Au générique de Cry Macho, on découvre à la production Tim Moore, présent aux côtés d’Eastwood depuis Mystic River (2003), et Jessica Meier. Cette dernière avait débuté tout en bas de l’échelle, comme assistante de production, sur le tournage de Mémoires de nos pères. Elle ramassait alors les poubelles. Depuis, elle a gravi, une à une, les marches qui en font l’une des plus proches collaboratrices du metteur en scène.
« Clint adore les gens qui ne la ramènent pas, et c’est parce qu’ils ne la ramènent pas qu’il prend en compte leur opinion. » Jessica Meier, productrice
Autre producteur de Cry Macho, Albert S. Ruddy fait partie du cercle proche d’Eastwood depuis la fin des années 1960. Né la même année que le cinéaste, l’homme qui avait déjà produit Million Dollar Baby (2005) a toujours été frappé par l’exigence du réalisateur dans le choix de ses collaborateurs : « C’est très simple. Si vous ne faites pas l’affaire, on vous remercie pour vos services. Et on vous signifie clairement que vous ne possédez pas les qualités requises. Il y a chez Clint un respect absolu de la parole donnée, ajoute le producteur. Si quelqu’un ne la respecte pas, il est irrémédiablement écarté. »
Le cameraman d’Eastwood, Stephen Campanelli, la soixantaine, a travaillé pour la première fois avec le réalisateur sur le tournage de Sur la route de Madison (1995) : « Quand j’étais gamin, j’avais les affiches de ses films sur les murs de ma chambre. Mon chien se prénommait Eastwood, ce que je n’ai pas manqué de rappeler à Clint. Je répétais sans cesse à ma mère : “Tu verras, un jour je rencontrerai Clint Eastwood”, mais elle ne me prenait pas au sérieux. »
Deborah Hopper est sa costumière attitrée depuis Pale Rider, il y a trente-six ans. Avec une spécificité : Eastwood tient à conserver les costumes de ses films, comme pour tisser un lien secret entre ses œuvres : « Pour La Mule, se souvient-elle, nous avons utilisé plusieurs habits de ses films précédents. Sur Cry Macho, il porte une veste que l’on aperçoit dans Doux, dur et dingue [de James Fargo, 1978] et une chemise déjà utilisée dans Créance de sang. »
Famille d’adoption et famille réelle
Sur un tournage la vraie intimité se joue avec le chef opérateur, c’est encore plus vrai dans le cas de Clint Eastwood. La lumière de ses films se remarque en un seul plan. Il est le cinéaste du clair-obscur, de la pénombre et de la silhouette. Comme le note Stephen Campanelli, « la spécialité de Clint est d’éteindre les lumières ». Le respect de cette gamme de couleurs relève de la course de relais sur plusieurs décennies. Le cinéaste a tourné son premier film (Un frisson dans la nuit, 1971) avec Bruce Surtees, qui deviendra son directeur de la photographie jusqu’au milieu des années 1980.
C’est son opérateur caméra, Jack N. Green, qui prend la suite jusqu’au début des années 2000 et laissera ensuite la main à son propre bras droit, Tom Stern. Ce dernier signe la lumière de tous les films d’Eastwood pendant une quinzaine d’années jusqu’au 15 h 17 pour Paris (2018). Après le Canadien Yves Bélanger sur La Mule et Le Cas Richard Jewell(2020), qui avait été recommandé par le cameraman Stephen Campanelli, c’est aujourd’hui un nouveau venu, le Britannique Ben Davis, qui est responsable de la photo de Cry Macho.
Cette famille d’adoption à laquelle se mêle parfois sa famille réelle – son fils Kyle Eastwood a composé la musique de Gran Torino et d’Invictus, ses enfants tiennent régulièrement de petits rôles dans ses films – est soudée par le travail. Comme c’est souvent le cas dans l’univers professionnel nord-américain, la politique n’est pas un sujet. Les prises de position du chef de tribu – ses amitiés républicaines, ses opinions libertariennes, son amour des armes, qui ne l’empêche pas d’être partisan de leur contrôle, sa réputation de macho, couplés à un soutien aux mouvements pro-avortement et au mariage gay – ne sont pas discutées.
Chez Eastwood, on travaille. Et une fois sa confiance accordée à ses collaborateurs, une fois leur compétence reconnue, il ne les remet jamais en question. Les plateaux du réalisateur sont réputés pour ne laisser aucune place au bruit. Dans ce silence de chapelle, les téléphones portables sont formellement interdits, les échanges perturbateurs inexistants, comme résultats du charisme naturel du réalisateur, conséquence directe de sa qualité de star, et d’une autorité induite qui lui permet de transmettre ses ordres sans donner l’impression d’imposer sa volonté.
Un esprit d’équipe
Si le mutisme d’Eastwood à l’écran était une constante de ses westerns en Italie où il demandait à Sergio Leone de supprimer des pages de dialogues de Pour une poignée de dollars, ce laconisme se retrouve dans la vie. Le réalisateur n’est pas tout à fait du genre à parler pour ne rien dire, et ses amitiés professionnelles reposent sur ce mutisme. « Clint adore les gens qui ne la ramènent pas, et c’est parce qu’ils ne la ramènent pas qu’il prend en compte leur opinion », note Jessica Meier.
Ron Reiss, chef décorateur sur Cry Macho, a été surpris de trouver de la timidité chez Eastwood : « On se dit bonjour, nous communiquons avec des gestes, sans cérémonial. Je lui fous la paix, et lui aussi. En revanche, quand il parle, les gens écoutent car il n’ouvre pas souvent la bouche. » Eastwood déploie un sens inné du management, témoignant d’un respect de ses équipes qui trouverait une place avantageuse dans n’importe quel manuel consacré au team building.
Sur Mystic River, se souvient Tim Moore, le magazine Playboy avait organisé une soirée dans un bar branché à Boston pour fêter la fin du tournage du film. Eastwood avait été bien entendu invité, ainsi que les vedettes du film, Sean Penn, Tim Robbins, Kevin Bacon. « Surpris de constater qu’aux yeux des organisateurs l’équipe d’un film se réduisait à un réalisateur et quelques vedettes, Clint leur a répondu : “Je ne viens que si toute l’équipe est invitée.” Nous y sommes donc tous allés. »
Contrairement à la plupart des cinéastes, Eastwood ne quitte jamais le plateau. Même quand le montage d’un décor est compliqué, ou que les comédiens répètent. Déjà, quand il était seulement acteur, il discutait avec les techniciens, les interrogeait l’un après l’autre, et préparait son passage derrière la caméra. Il lui est resté ce goût du travail en équipe, et le besoin de rencontrer tous ceux qui la composent.
Aujourd’hui encore, Eastwood ne dispose d’aucun assistant personnel, quand la règle à Hollywood, pour un metteur en scène de cette envergure, est d’en avoir au moins deux ou trois. A l’heure du déjeuner, il prend place dans la queue, comme tout le monde, et choisit systématiquement les tables occupées par des membres de l’équipe qu’il ne connaît pas, ou peu, pour les interroger.
L’infatigable travailleur
Dans la tribu Eastwood, très peu vont travailler pour d’autres réalisateurs et encore moins pour d’autres sociétés de production. Ils n’en ont pas l’envie, mais surtout pas le temps. Eastwood tourne beaucoup – depuis le milieu des années 1990 environ un film par an –, un rythme exceptionnel en regard des standards hollywoodiens, maintenu coûte que coûte et certainement jamais vu à Hollywood chez un réalisateur nonagénaire.
« Je ne me réveille pas le matin en me disant que j’ai 91 ans. » Clint Eastwood
Depuis la sortie américaine de Cry Macho le 17 septembre, le réalisateur se trouve déjà au travail sur un nouveau projet. Jessica Meier se souvient encore de cette période de la fin des années 2000 où, juste après avoir terminé le tournage de L’Echange (2008), elle préparait celui de Gran Torino (2008 aux Etats-Unis) et gérait les repérages en Afrique du Sud d’Invictus (2009). Elle garde un goût amer du premier confinement lié au Covid-19, en mars 2020, où Eastwood ne pouvait pas tourner.
Source : M Le Magazine –
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