Diary Sow, l’élève prodige partie avec adresse

 

L’énigme s’habille en jeans-baskets. Et vous regarde dans les yeux sans jamais les baisser. Ce jour-là, la jeune femme et ses secrets sont pile à l’heure. A la seconde près. Les salutations d’usage à peine échangées, la voilà déjà en train de poser comme une pro devant l’argentique de la photographe, lui obéissant sans rechigner pendant plus d’une heure.

Puis, l’étudiante aux longues tresses et aux lunettes stylées s’installe autour de la table d’un restaurant parisien. Assise non loin de son attachée de presse, on la sent un peu tendue, mais prête aux confidences. Du moins, c’est ce qu’on espère… Ce mystère, au sourire qui étire son visage poupin, s’appelle Diary Sow.

En janvier, cette Sénégalaise, alors en deuxième année de classe préparatoire scientifique au lycée Louis-le-Grand, dans le 5arrondissement de Paris, avait disparu de France avant de réapparaître dix-sept jours plus tard à Dakar. Son absence avait fait couler des litres de larmes et d’encre entre les deux continents ; tourmenté ses concitoyens à travers le monde ; captivé la presse internationale qui s’interrogea en boucle et en toutes les langues : « Où est Diary Sow ? » « Pourquoi est-elle partie ? »

Ampleur irrationnelle

 

Aujourd’hui, la jeune femme de 21 ans revient sur son histoire, mais en empruntant un étonnant chemin. Si elle a accepté de rencontrer un journaliste, c’est parce qu’elle publie, le 4 novembre, un roman à la demande de Robert Laffont au titre a priori sans équivoque : Je pars (216 pages, 16 euros). Le bandeau publicitaire en couverture du livre est lui aussi sans ambiguïté : « Disparaître, certains en rêvent. Elle l’a fait. »

L’annonce de son deuxième roman – elle avait déjà publié Sous le visage d’un ange, en 2020 chez L’Harmattan – réveille la curiosité de tous ceux qui, en France et au Sénégal, ont suivi de près sa disparition et souhaitent enfin comprendre son geste. « Nous sommes impatients de voir ce qu’il se passe dans ce roman », lance son ami Mohamed Massal Gueye qui vit à Dakar. Là-bas, les librairies se préparent à la sortie du livre. En France, le premier tirage est prévu à 5 000 exemplaires.

Pour saisir l’ampleur irrationnelle de l’affaire Diary Sow, il faut rappeler les faits. Tout commence le 4 janvier 2021. Ce matin-là, c’est la rentrée à Louis-le-Grand, mais l’élève, titulaire d’une bourse d’excellence, n’est pas présente en cours. Etrange. A-t-elle prolongé les vacances de Noël ? Est-elle souffrante ? Pourquoi n’a-t-elle pas prévenu ? Ça ne lui ressemble pas. Mardi, mercredi, toujours aucun signe de vie. Inquiet, le prestigieux établissement finit par alerter, le jeudi 7, les services consulaires de cette absence. Le jour même, le consul général du Sénégal se rend au commissariat pour porter plainte.

 

Diary Sow au restaurant L’Éclectic, à Paris, le 11 octobre 2021.

Diary Sow au restaurant L’Éclectic, à Paris, le 11 octobre 2021. CHARLOTTE YONGA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Dans la foulée, une enquête pour « disparition inquiétante d’un proche majeur » est confiée à la brigade de répression de la délinquance contre la personne de la police judiciaire parisienne. A Dakar, l’affaire est prise au sérieux, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat : le président Macky Sall ordonne à son ­service diplomatique « que toutes les démarches nécessaires soient entreprises en vue de retrouver dans les meilleurs délais notre compatriote ».

Suer en classe

Car au pays, Diary Sow n’a rien d’une inconnue. Ni pauvre ni riche, elle passe son enfance avec ses cinq frères et sœurs aux Parcelles assainies, un quartier de Dakar. Père pâtissier dans des hôtels, mère restauratrice. « Je n’ai jamais manqué de rien et j’ai toujours été dans les meilleures écoles. » Pour ses parents, l’école s’est imposée comme une évidence. Suer en classe, c’est la seule voie qui permet une ascension sociale et conduit à la réussite. « Dans ma famille, ils sont rares ceux qui ont fait des études supérieures, raconte-t-elle. Mes parents ont toujours voulu que leurs enfants aient la meilleure éducation possible. Ils comptaient sur les études pour sortir de leur condition. »

« C’était ça mon moteur, voir la fierté dans les yeux de mes parents. » Diary Sow

En cours, la jeune fille collectionne les bonnes notes et devient accro au travail. « En élémentaire, j’ai toujours été première de ma classe », se rappelle-t-elle. Sauf une fois, en CP. « J’en ai pleuré, je ne le supportais pas. En me consolant mon père m’avait dit : “Tu es la meilleure et ils le sauront bientôt. C’était ça mon moteur, voir la fierté dans les yeux de mes parents. Mon monde s’éclairait. Mais, ils ne m’ont jamais mis la pression. » Ses frères et sœurs vont suivre son exemple.

Elle suit sa scolarité dans un établissement privé catholique – « une belle somme pour une famille qui vivait du restaurant », dit-elle – avant d’intégrer, plus tard, le lycée scientifique d’excellence de Diourbel, à 170 kilomètres à l’est de Dakar, une fabrique d’élites pour le Sénégal. Créé en 2016 sous l’impulsion du président de la République, l’établissement accueille 180 élèves en internat – provenant de tout le pays et aux profils sociologiques divers – sélectionnés par concours. Public et gratuit à la différence des autres lycées d’excellence, la plupart du temps payants et donc réservés à une élite économique.

 

Une distinction remise par Macky Sall

 

Diary Sow est bien plus qu’une simple étudiante studieuse, elle est devenue « une bête de concours », comme elle se définit elle-même : Miss Sciences en 2017, mais surtout « meilleure élève » du pays en 2018 et en 2019, une distinction remise chaque année par… Macky Sall en direct à la télévision. « C’est le concours le plus prestigieux du Sénégal, pointe la jeune femme. Quand tu regardes le parcours scolaire des personnalités que tu admires – des philosophes, des scientifiques, des docteurs –, ils ont tous eu ce prix. Cela a été une source de motivation supplémentaire pour moi. »

 

Tous les titres remportés par Diary Sow ont fait d’elle la vitrine de l’excellence du système éducatif sénégalais. « Ces concours sont habituellement remportés par des garçons. Elle a été très médiatisée et grâce à elle, l’Etat a fait la promotion de l’éducation des filles », raconte Souleymane Gueye, ancien vice-président de la Fédération des étudiants et stagiaires sénégalais de France (Fessef).

« Au lycée, elle a toujours été major de sa classe. C’est une fille studieuse, absorbée par les études, l’écriture et la peinture, a décrit au Monde, en janvier, Serigne Mbaye Thiam, ancien ministre de l’éducation nationale qui deviendra son parrain. Sa famille a voulu que je la coache et la conseille sur ses études. Je l’ai fait de bon cœur. » Ce lien s’est resserré depuis que la jeune fille a perdu son père, son « meilleur ami », en avril 2020, en plein confinement. « Un vrai choc pour elle », a-t-il précisé.

Dix-sept jours de silence

 

Dès l’annonce de sa disparition, la diaspora sénégalaise en France va se mobiliser comme un seul être pour retrouver sa « petite sœur ». Plus d’une centaine d’étudiants – et de compatriotes – distribuent des tracts aux passants autour de son lycée ou près de sa résidence du 13arrondissement où son badge aurait été actionné pour la dernière fois le 4 janvier dans l’après-midi. Les hôpitaux de Paris sont contactés ; sur Facebook et Twitter, des dizaines de milliers d’appels à la retrouver se succèdent.

Des célébrités comme l’acteur Omar Sy relaient ces messages… Enlèvement. Burn-out. Fugue. Liaison amoureuse avec un diplomate français… Toutes les spéculations sur les raisons de son absence fleurissent dans les tabloïds et sur la Toile. Mais très vite, la police privilégie la piste d’une disparition volontaire.

Finalement, le 21 janvier, après dix-sept jours de silence, Diary Sow redonne signe de vie dans une lettre énigmatique publiée sur le compte Twitter de son parrain, Serigne Mbaye Thiam, aujourd’hui ministre de l’eau et de l’assainissement. Elle fait comprendre qu’elle a eu un « désir irrépressible, irraisonné et profondément irrationnel » de faire une « petite pause, pour retrouver [ses] esprits ». « Ceux qui cherchent une explication rationnelle à mon acte seront déçus, puisqu’il n’y en a aucune », écrit-elle.

 

 

Dans son roman Je pars, il ne faut pas s’attendre au grand déballage : cet ouvrage n’est pas le récit autobiographique de sa fuite et encore moins un journal de bord la détaillant. C’est l’histoire de Coura, une étudiante sénégalaise à Paris (comme elle), qui choisit de disparaître (comme elle) pour « reprendre le contrôle de sa vie » (comme elle). Son héroïne se sauve à l’étranger pour fuir un quotidien étouffant et découvrir qui elle est en laissant sa pulsion de vie s’exprimer librement. Elle insiste et répète : « Coura, ce n’est pas moi. »

« Ce qui nous avait frappés, c’était sa précocité puisqu’elle était mineure quand elle nous avait envoyé son premier manuscrit. » Abdoulaye Diallo, son éditeur sénégalais

 

« Je me suis documentée et j’ai découvert que la disparition volontaire était un sujet de société, cela concerne des milliers de personnes chaque année. Ce n’est pas rare, il n’y a pas que moi, explique-t-elle en lissant comme un vieux tic ses tresses. Je voulais parler du sujet sans révéler des fragments de ma vie ; me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre en assumant ses prises de position et les réflexions sur la disparition volontaire. J’en parle en prenant mes distances avec l’héroïne. Quoi qu’on en dise, ce n’est pas moi : Coura est beaucoup plus libre que moi. »

Elle parle d’un ton sophistiqué avec une diction presque bourgeoise, sans hésiter ou trébucher sur un mot. Elle décolle chaque syllabe comme pour mieux les faire résonner. « Elle a une grande maîtrise de la langue pour quelqu’un qui a 20 ans, ça m’a surpris », s’étonne encore Thierry Billard, son éditeur. « Ce qui nous avait frappés, c’était sa précocité puisqu’elle était mineure quand elle nous avait envoyé son premier manuscrit », se rappelle Abdoulaye Diallo, son éditeur sénégalais.

Quelques passages classés X

L’écriture de son dernier roman est, pour le coup, plus classique. On y trouve des tournures bien senties mais quelques clichés aussi. Et qu’en est-il de ces quelques passages classés X comme celui où son héroïne se retrouve dans les toilettes d’une boîte de nuit et voit son « hymen de l’innocence » succomber ? « J’ai voulu choquer le lecteur », assure-t-elle. Et assurément une partie de ses compatriotes.

Mais alors pourquoi proposer 216 pages sur une disparition qui n’est pas la sienne et en l’intitulant Je pars ? « Le roman lui permet paradoxalement de dire des choses de son ressenti plus facilement que si elle faisait son propre récit », commente M. Billard. « L’enjeu était de créer une fiction sans pour autant voler des instants de ma vie », ajoute la jeune autrice.

 

 

C’est le moment de lui poser la question : « Pourquoi êtes-vous partie ? » Réponse. « C’est la question à ne pas poser, lance-t-elle dans un éclat de rire. Je ne suis pas prête du tout à évoquer mes raisons, à en parler en disant “je”. Peut-être plus tard. » Elle assure ne pas les avoir partagées, même avec sa mère… Diary Sow est un sentiment insaisissable. Elle est dans le contrôle de son récit, de ses sentiments, de ses actes. « C’est parce que je pensais avoir perdu le contrôle que je suis partie », se justifie-t-elle.

 

« Beaucoup d’étudiants n’ont pas apprécié, y compris des parents, qu’elle ne donne pas d’explication au regard de la mobilisation et l’inquiétude qu’elle a causées. » Emile Bakhoum, chef du service de gestion des étudiants sénégalais à l’étranger

 

Elle veut préserver son « moment de folie », son « truc », son « introspection ». Et a peu apprécié que son histoire lui échappe. Est-ce si étonnant ? Une partie de la jeunesse de son pays ne voit-elle pas en Diary Sow l’exemple absolu de la réussite ? Un modèle ? Une inspiration ? « Son geste a été parfois mal perçu, reconnaît son ami Mohamed Massal Gueye. Il y a eu pas mal d’attaques et de jugements négatifs à son encontre. Mais c’est une personne très forte, d’autres seraient tombées dans la dépression. »

« Beaucoup d’étudiants n’ont pas apprécié, y compris des parents, qu’elle ne donne pas d’explication au regard de la mobilisation et l’inquiétude qu’elle a causées », commente Emile Bakhoum, chef du service de gestion des étudiants sénégalais à l’étranger, rattaché à l’ambassade du Sénégal à Paris.

« Sur Instagram, je recevais des messages très blessants : “Tu es hyper­égoïste”, “tu n’es qu’une moins que rien” “tu es une pute”. De la part des Sénégalais, je ne valais plus rien du tout, confie-t-elle. Je ne m’attendais pas à de telles réactions. C’est comme si on parlait de quelqu’un d’autre. Cette affaire était personnelle et à voir les gens se l’approprier, j’ai éprouvé un sentiment de trahison. Avant d’être la meilleure élève du Sénégal, je suis avant tout une jeune fille. J’ai eu l’impression d’avoir signé un contrat je ne sais quand ; d’avoir déçu des gens, sans trop savoir pourquoi. »

« Cette histoire m’a appris l’importance de l’échec. Savoir que les gens qui t’ont adulée pensent que tu as échoué, ça a été une libération. » Diary Sow

 

Les critiques les plus difficiles à encaisser ont été celles de ses proches, alors que sa mère et son parrain ont cherché à la préserver. Mais aujourd’hui, peu importe ce que l’on peut dire sur sa personne : « Ce que les gens pensent, je m’en fous. » Diary Sow cherche à briser cette image de « perfection un peu factice » qu’on a voulu lui coller à la peau.

« Cette histoire m’a appris l’importance de l’échec. Savoir que les gens qui t’ont adulée pensent que tu as échoué, ça a été une libération. Le pire est arrivé, je suis tombée de ce piédestal sur lequel on a voulu me mettre, se réjouit l’étudiante. Depuis que je suis née, on parle de moi en disant que je suis sage, bien élevée. Des qualificatifs que j’ai envoyés paître. Je tente de m’éloigner de cette conception un peu démodée de ce que la fille modèle devrait être. J’essaie de déconstruire tout ce que j’ai pu être et penser. »

Dénoncer les travers de sa société

Le féminisme est son moteur ; c’était déjà le sujet de son premier roman. Avec Je pars, Diary Sow souhaite questionner la place de la femme dans son pays et pousser les siens – et les siennes – à remettre en question, comme elle le fait, certains préjugés. « Je me surprends à avoir des positions archaïques [sur la femme] et dès que j’en prends conscience, j’ai un sursaut intérieur. Des conceptions primaires qu’on m’a inculquées », assure-t-elle.

Elle veut être une actrice du mouvement féministe au Sénégal – de plus en plus visible grâce notamment aux réseaux sociaux – et compte dénoncer les travers de sa société : la polygamie et « le mari qui trône » au milieu de ses « convoitises » ; l’excision et le repassage des seins (pratique visant à freiner le développement de la poitrine des jeunes filles par un « massage » réalisé avec des objets chauffés) ; le mariage des enfants qui a touché plein de cousines…

« Elle n’a pas peur du débat médiatique », reconnaît le diplomate Emile Bakhoum. Diary Sow considère son roman comme « un acte de liberté qui défie les règles de la société ». Elle s’attend à des accusations violentes, comme celle d’avoir orchestré sa disparition pour vendre un livre, d’avoir perdu ses « valeurs africaines » depuis qu’elle est en France, de s’être « occidentalisée ».

« Si je dois passer par la rupture avec la société sénégalaise, je suis prête, avance-t-elle. Je ne resterai plus à ma place. Rester à ma place, c’est me maintenir dans le silence. Sortir de ce silence, c’est m’affranchir de ces pesanteurs. C’est une façon de dire un merde total et définitif qui s’est enclenché déjà avec l’acte posé en janvier. »

Ne plus rendre de comptes

Diary Sow assure n’avoir jamais éprouvé de mal-être depuis son arrivée à Paris, il y a trois ans. Cette nouvelle vie lui a permis de se sentir un peu plus libre, de se sentir elle-même dans l’anonymat parisien. Et probablement, l’élément le plus déterminant à ses yeux a été de « ne plus devoir rendre de comptes ».

 

« Dans nos sociétés traditionnelles, il y a cette idée de l’apparence, c’est un peu pesant parfois. Ici, tu laisses tomber les vêtements, c’est un immense soulagement. » Diary Sow

 

Ne plus rendre de comptes : c’est un sentiment souvent partagé par les diasporas africaines quand leurs membres quittent leur pays pour la France. « Au Sénégal, il y a une direction à suivre avec plus ou moins de liberté. Une fois en France, tout ce cadre disparaît brutalement et peut conduire à un choc et à un changement », reconnaît Mohamed Najib Seck, le président de la Fessef.

 

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Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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