Au Soudan, un coup d’État sur fond de luttes d’influence géopolitiques et régionales

La prise du pouvoir par l’armée consacre l’influence de l’Égypte auprès des généraux et vient désavouer les Etats-Unis, très engagés dans le dossier de la transition démocratique.

Le Monde  – Rarement, coup d’Etat aura été aussi annoncé et attendu que celui mené par les militaires au Soudan, lundi 25 octobre, plaçant à la tête du pays le général Abdel Fattah Al-Bourhane. Et ceux qui espéraient s’y opposer n’y sont pas parvenus, à commencer par les Etats-Unis. Certes, la situation soudanaise est complexe. Techniquement, le général Al-Bourhane dirigeait déjà le pays avant le coup d’Etat, mais dans une situation de partage obligé du pouvoir, et dans le cadre d’institutions liées à un calendrier de transition, qui signifiait qu’il aurait dû s’effacer bientôt, – dès le 17 novembre, potentiellement – au profit d’un dirigeant civil.

Ni l’armée, ni ses alliés à l’intérieur du pays, ni certains de ses alliés extérieurs – Egypte en tête – ne s’étaient résolus à ce passage de témoin à mi-chemin de la transition (qui doit prendre fin en 2023 avec des élections), car cela reviendrait à perdre toute chance de se maintenir au pouvoir. Quitte, alors, à défier les Etats-Unis, favorables à la transition, et remettre en question les rapports de force et les alliances dans la Corne de l’Afrique où se multiplient les influences extérieures.

Le jeu qui se mène actuellement dans cette partie du monde implique aussi bien les ambitions américaines pour contrer la Chine, celles de la Russie pour étendre sa zone d’influence, ainsi que les visées des pays du Golfe, de la Turquie, et d’autres acteurs moins visibles, auxquels le chaos croissant offre des occasions favorables. L’Ethiopie, déjà en guerre, cherche frénétiquement des appuis à l’extérieur, notamment en Turquie. Le fragile pouvoir somalien est au bord de l’implosion. Seul le Soudan, depuis près de deux ans, faisait figure de pôle de stabilité en devenir et de vitrine des vertus de la démocratie, au point d’avoir pris une importance inédite sur les radars internationaux. Désormais, c’est une autre phase qui commence, sur fond de luttes d’influence prenant le pas sur l’aspiration des peuples.

 

« Normalisation » des rapports avec Israël

 

Depuis qu’un mouvement populaire non violent était parvenu à faire chuter, en 2019, l’ex-dictateur Omar Al-Bachir après trente ans de règne islamo-militaire, le pays était dirigé par des autorités de transition. Un organe exécutif, le conseil de souveraineté, où siégeaient jusqu’à lundi matin à la fois des civils et des militaires, avait pour mission de piloter la nation jusqu’aux élections, tout en la laissant être administrée, au jour le jour, par un gouvernement dit de technocrates.

C’est avec cette formule de gouvernance que le Soudan venait de retrouver sa place sur la scène internationale, après des décennies d’isolement. Dans ce cadre, il avait signé, en janvier 2021, les accords dits « d’Abraham » pour un rapprochement avec Israël et obtenu la promesse d’une aide financière des Etats-Unis, quelques semaines après le retrait de Khartoum de la liste américaine des Etats accusés de financer le terrorisme. C’était déjà le général Al-Bourhane qui avait fait le premier pas officiel, annonçant en février 2020 à Kampala, en Ouganda, la « normalisation » des rapports avec l’Etat hébreu. Le plan, alors, était géopolitique, en favorisant les projets de Washington, allié d’Israël. Désormais seul aux commandes du pays, le général a redit mardi son appui à cette normalisation, semblant lancer un message indirect aux Etats-Unis.

Mais en arrêtant lundi la quasi-totalité des membres du gouvernement – à commencer par le premier ministre, Abdallah Hamdok – et en coupant court ainsi à la transition démocratique, c’est toute une orientation qui change. Mardi, dans la soirée, M. Hamdok a été ramené chez lui, dans un simulacre de libération puisqu’il n’était toujours pas libre de ses mouvements.

 

Triomphe de la volonté égyptienne

 

Alors que le pouvoir est désormais concentré entre les mains d’un seul, le général Al-Bourhane, ce n’est pas une consécration, mais une menace d’implosion qui se fait jour. Selon le mot d’un observateur régional, le putsch de lundi « n’est que la demi-finale. Ce qu’il faut attendre, à présent, c’est la finale ». Signifiant par là une prévisible confrontation entre les ambitions des généraux alignés derrière Abdel Fattah Al-Bourhane et Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », commandant des Forces de soutien rapide, sur fond d’approches divergentes sur la question de l’Ethiopie, notamment.

Ce coup d’Etat, dans un premier temps, apparaît comme le triomphe de la volonté égyptienne. Le général Abdel Fattah Al-Bourhane n’est-il pas allé au Caire pour y rendre compte de ses projets au président Abdel Fattah Al-Sissi – ou y prendre ses ordres –, juste avant le renversement des autorités de transition, comme l’affirment des sources concordantes, régionales et internationales ? Depuis des mois, selon de nombreux observateurs de la région, l’Egypte, soutenue par des pays du Golfe, souhaitait voir l’aventure civile de la transition s’achever par une reprise en main de l’armée. Au risque d’affronter les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, les Européens.

Depuis le passage à l’acte, les Etats-Unis ont multiplié les déclarations et les appels aux dirigeants de la région pour inverser le cours des événements. Le secrétaire d’Etat, Anthony Blinken, a annoncé la suspension d’un « déboursement de 700 millions de dollars [603 millions d’euros] sous forme de Fonds de soutien économique d’urgence, que nous comptions verser en soutien à la transition démocratique, tandis que nous réfléchissons aux étapes suivantes ». Sans effet notable sur le cours des événements, jusqu’à nouvel ordre, au risque de voir s’imposer la démonstration d’une perte d’influence.

 

Situation tendue avec l’Ethiopie

 

Pour les Etats-Unis, le Soudan est une pièce importante dans une stratégie de reconquête dans cette région charnière, la Corne de l’Afrique, désormais intimement liée aux pays du Golfe. Il s’agit d’y battre en brèche plusieurs types d’influences, à commencer par celle de la Chine. Dans ce cadre, Washington avait d’abord identifié l’Ethiopie comme un point d’ancrage. Mais là-bas, tout a déraillé. Le premier ministre, Abiy Ahmed, s’est engagé dans une guerre civile. Les tentatives américaines pour faire pression sur le pouvoir éthiopien dans cette guerre en voie d’extension ont été vaines.

L’Egypte, de son côté, qui a en Ethiopie un sujet de préoccupation obsessionnel, celui de la mise en service du grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu, est déterminée à tout mettre en œuvre pour empêcher le pays d’Abiy Ahmed de contrôler les eaux du fleuve. Non pas en y conduisant une guerre, mais en déstabilisant Addis-Abeba par le biais du soutien aux rebelles des Forces de défense tigréennes (TDF), ou leurs alliés de l’Armée de libération oromo (OLA), deux mouvements en guerre contre le pouvoir central. Ces groupes se rendent déjà de façon clandestine au Soudan, espérant y recevoir une aide substantielle.

 

Toutefois, la composante civile du pouvoir soudanais était jusqu’ici opposée à cet appui, jugeant que cela risquait de faire déraper une situation déjà tendue avec l’Ethiopie. Tout comme le général Hemetti, proche de certains responsables éthiopiens, et soutenu par les Emirats arabes unis, est aussi vent debout contre l’appui aux rebelles. Une position diamétralement opposée à celle de l’armée soudanaise et du général Al-Bourhane.

Les deux pays se sont récemment affrontés pour le contrôle du triangle d’Al-Fashaga, une zone fertile et disputée, à leur frontière commune, qui avait été cédée par Omar Al-Bachir. Les généraux, aujourd’hui, estiment justifié de la reconquérir, voire de l’étendre, quitte à hisser d’un cran le niveau d’engagement militaire face à l’Ethiopie, pouvant compter pour cela sur les encouragements de l’Egypte.

 

La Russie se félicite du coup de force

 

Et quitte à s’opposer aux Etats-Unis, qui se trouvent désavoués sur le dossier soudanais. Durant le week-end juste avant le coup d’Etat, l’envoyé spécial américain pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, était venu plaider à Khartoum pour la survie de la transition. Les services de renseignement américains suivaient de près depuis des mois les préparatifs de coup d’Etat (un premier projet avait été organisé, puis annulé, en juin) et redoutaient, par extension, qu’éclatent des affrontements entre les différentes composantes armées : militaires, services secrets, forces paramilitaires du général Hemetti, ou encore des groupes rebelles désormais stationnés aux alentours de Khartoum depuis la signature d’un accord de paix en octobre 2020. Le lendemain, le pouvoir civil était renversé.

Cet échec a été aussitôt compris comme une brèche dans l’autorité américaine, dans laquelle s’est engagée, notamment, la Russie, heureuse, comme l’analyse une source familière des affaires de la Corne, de « trouver une occasion exceptionnelle de venir gâcher les plans américains ». La Russie a déjà déclaré se féliciter du coup de force, « résultat logique d’une politique ratée », le Soudan étant le théâtre d’une « ingérence étrangère d’ampleur ».

 

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Jean-Philippe Rémy

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

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