Orientxxi.info – La démolition de centaines de maisons palestiniennes chaque année est, avec la spoliation des biens, une politique d’occupation aussi ancienne que la création d’Israël. Pour les Palestiniens, dont le droit à un logement décent n’est jamais assuré, la maison continue d’être, depuis la Nakba, le symbole même de leur dépossession.
Le film Al-Makan (The Place) du jeune réalisateur palestinien Omar Rammal a enregistré des millions de vues à sa diffusion sur les réseaux sociaux au moment de la dernière attaque contre le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est et l’agression qui s’en est suivie contre la bande de Gaza (mai 2021).
La vie intime des Palestiniens y est symboliquement figurée dans ce court film d’une minute trente. Une maison avec ses espaces personnels — la cuisine, la chambre à coucher, la salle de séjour, le jardin — se transforme en champ de bataille avec l’occupant. Tandis que ses habitants parlent de leur vie quotidienne et de leurs rêves, des personnages de colons israéliens s’affairent en arrière-plan : ils représentent les politiques de déracinement visibles et non visibles de l’occupation et de ses colons, menées pour s’emparer des maisons et en expulser ses habitants. Avec ce que cela comporte de menace pour leur vie et leur sécurité, d’arrachement à leur histoire, de vol et d’effacement de leurs souvenirs.
Le film dit d’une manière très sereine ce que le mot « maison » représente pour ses habitants. La mère évoque sa cuisine où elle prépare « à manger avec amour pour ses enfants », le fils parle du « salon où il joue avec ses amis », la fille de la maison de poupée offerte par ses parents et qui se trouve dans sa chambre ; et le père de son jardin à l’ombre de l’arbre hérité de son propre père.
Mais finalement, c’est le colonialisme qui est représenté lorsque ce père de famille palestinien est soulevé de terre par un groupe de colons — qui lui ont déjà pris ses biens un à un —, pour être jeté dehors. La maison devient une métaphore du pays où Israël pratique différentes formes de punitions individuelles et collectives. À travers ce ciblage des maisons palestiniennes, ce sont des opérations de déplacement de population, de judaïsation des lieux, des quartiers et des villes qui sont menées ; ce sont aussi des mesures punitives contre toute action militante palestinienne.
Mon père Hadj Abou Hussein a été déplacé vers la bande de Gaza depuis sa petite ville de Dumra [près de Beit Hanoun, dans le nord]. C’était alors un jeune garçon de quinze ans. Il a vécu dans le camp de réfugiés de Jabaliya, puis il a quitté sa famille et s’est installé à Khan Younis dans le sud. Lorsqu’il s’est marié, il a déménagé pour aller vivre dans la ville de Deir Al-Bala, dans le centre de la bande de Gaza. Là, il s’est contenté de louer, il refusait catégoriquement de devenir propriétaire d’une maison, alors qu’il en avait pourtant les moyens. Il gardait toujours l’immense espoir de revenir à Dumra, même après la défaite de 1967.
Hadj Abou Hussein n’a cédé à l’idée de posséder une maison au début des années 1980, soit plus de trente ans après la Nakba, et ne s’est résigné à l’idée de ne pas retourner dans la maison de son père que parce que sa famille s’était agrandie et qu’il devait lui assurer un logement dans le long terme.
À partir de 1948, le rapport des Palestiniens à leurs maisons a commencé à changer. L’exil consécutif à la Nakba a tout bouleversé. L’héritage ancestral, les biens, les souvenirs et l’histoire familiale ont dû être laissés sur place. Les Palestiniens de 1948 n’ont emporté que la clé de leur maison. Elle symbolise depuis 73 ans à la fois le malheur de l’exil et l’espoir du retour.
L’année de la Nakba a été un tournant majeur dans la reformulation de l’idée de « logement » et dans la relation des Palestiniens à « la maison ». Le mot essakan (logement) est ainsi devenu quelque peu étrange dans le contexte palestinien. Il a été remplacé par al-beit (la maison, le chez-soi, le foyer). Al-beit est devenu le symbole de la patrie et du droit à y retourner. Et plus les années passent sans une solution juste à la question des réfugiés, plus l’attachement nostalgique au « chez soi » augmente et se transmet d’une génération à l’autre.
« Les maisons meurent quand partent leurs habitants »
Dans la société palestinienne traditionnelle, globalement paysanne — même si une bonne partie des habitants résidaient dans des grandes villes — la maison était de plain-pied, entourée d’un terrain planté d’arbres et de plantes saisonnières. En ville, la pierre dite « de Jérusalem » était la marque distinctive des maisons des familles aisées, la pierre ordinaire étant celle des familles à revenu moyen dans une société qui vivait du commerce, de la petite industrie et de ce que la mer procure aux villes côtières.
À propos du sens donné à « la maison », la Palestinienne Wafa Abdel Rahman cite un vers du poème « L’éternité du figuier de Barbarie » de Mahmoud Darwich dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? (Actes Sud, 1999) : « Les maisons meurent quand partent leurs habitants ». Elle qui ne s’est jamais rendue à Dumra, la ville natale de son père, a hérité de lui le sentiment triste de sa maison morte en leur absence.
Aziza Nawfal se rappelle du jour où l’occupant, après avoir arrêté son mari, a fait exploser sa maison, près de Naplouse. C’était en 2005. Elle s’était retrouvée seule avec ses enfants, sans abri : « J’avais le sentiment d’être suspendue dans les airs… sans aucune place pour moi ».
Dans ce pays, dit-elle, la démolition des maisons sert de punition pour déplacer les gens, ou alors ces derniers sont d’abord déplacés, puis leurs maisons sont démolies. La démolition sert de punition contre l’acte de résistance, ou bien elle est utilisée dans des campagnes de liquidation massive comme lors des guerres contre Gaza, ou encore dans le cadre d’une vaste politique de judaïsation des lieux, ainsi que cela se passe à Jérusalem-Est et dans la vallée du Jourdain. Elle sert aussi de moyen de pression sur les détenus dans les prisons israéliennes qui doivent, lors des interrogatoires, « faire des aveux, sinon c’est la démolition de la maison et le déplacement de la famille ».
Cinq cents villages disparus
Selon les données du Land Research Center, l’occupation israélienne a détruit plus de 500 villages et localités palestiniens depuis la Nakba en 1948. Le nombre de maisons palestiniennes démolies depuis cette date est estimé à 170 000. Durant la Nakba elle-même, près d’un million de Palestiniens ont été chassés de chez eux en 1948, et ils sont aujourd’hui 7 millions dispersés à travers le monde.
Selon l’unité de documentation de la Colonization and Wall Resistance Commission (Commission de résistance contre le mur et la colonisation) relevant de l’Autorité palestinienne, l’occupation a démoli 6 114 maisons palestiniennes en Cisjordanie et à Jérusalem entre 2009 et 2019. Ce chiffre n’inclut pas les 19 000 maisons et bâtiments résidentiels détruits par Israël au cours de ses guerres contre Gaza de 2009, 2012, 2014 et bien sûr, la dernière, celle de mai 2021.
Parallèlement, le nombre de colons dans la seule Cisjordanie a quadruplé depuis la signature des Accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1993, selon le département israélien des statistiques.
Les camps, du provisoire qui dure
Dans le contexte de la Nakba, des lieux de regroupement de population appelés « camps » sont apparus en Palestine. Une dénomination qui tient au fait que des tentes y avaient été initialement installées pour accueillir des dizaines de milliers de réfugiés des zones occupées en 1948 ; ces réfugiés avaient fui vers les parties qui, à l’époque, n’étaient pas occupées par Israël, comme la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est.
Au fil des ans, 27 camps de réfugiés ont été installés. Les tentes sont devenues de petites unités d’habitations aménagées quand l’étroit espace le permettait, et forment en définitive les zones les plus peuplées. Ces lieux ne laissent pas à leurs habitants le luxe d’avoir des fenêtres avec vue ou d’ériger des murs de clôture ou des balcons. Ce sont le plus souvent des unités d’habitations agglutinées les unes aux autres, sans aucune intimité.
Selon les statistiques de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), près de 1,3 million de réfugiés palestiniens vivent dans les camps et les zones de Cisjordanie et de Jérusalem, et ils sont environ 2 millions dans les camps et les zones de la bande de Gaza. À ce jour, sept décennies après la Nakba, aucun d’entre eux ne dispose du moindre titre de propriété dans ces camps. Et pour cause : ces maisons sont toujours enregistrées comme appartenant à l’UNRWA. C’est sans doute la raison qui a poussé les réfugiés à donner à leurs quartiers et aux rues de leurs camps les noms des villages d’où ils ont été expulsés, comme Haret Al-Dawayima dans le camp d’Al-Jalazun au nord de Ramallah, et tant d’autres.
Double peine contre la résistance
Israël utilise la politique des démolitions de maisons comme mesure punitive contre les familles des auteurs des opérations de résistance, qu’ils soient tués ou capturés. Cela entre dans le cadre des punitions collectives, pourtant interdites en droit international. La personne concernée encourt la mort ou la détention, mais sa famille est également punie par la démolition de sa maison, de son histoire, de sa mémoire, en plus de la perte du fils.
Depuis l’automne 2015, avec l’augmentation des attaques palestiniennes individuelles contre des cibles israéliennes, l’occupation a intensifié la démolition des maisons comme mesure de représailles. Des sources israéliennes font état de la démolition de plus de 60 maisons dans ce contexte au cours des années 2016, 2017 et 2018.
Sur une page en arabe du site de l’ONU, des délégués du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) sur le terrain ont publié la photo d’une paire de chaussures féminines qui semble encore neuve. Elle semble témoigner de ce qui reste d’humain dans le lieu-dit Hamsah, dans la vallée Al-Buqia, d’où l’occupation a chassé six familles, dont 24 enfants, après avoir détruit leurs maisons. Cela fait partie de la guerre menée par Israël dans la vallée du Jourdain, particulièrement au cours de la dernière décennie.
Selon un récent rapport d’OCHA, les autorités d’occupation ont démoli depuis le début de l’année 2021 « au moins 474 bâtiments appartenant à des Palestiniens, dont 150 bâtiments financés par des donateurs. Ces bâtiments ont été confisqués ou alors leurs propriétaires ont été contraints de les démolir. Cela a entraîné le déplacement de 656 Palestiniens, dont environ 359 enfants, dans différentes régions de Cisjordanie. »
Pour l’organisation onusienne, c’est une augmentation de 32 % du nombre de bâtiments ciblés, avec une hausse de près de 145 % pour les bâtiments financés par les donateurs (pour la plupart des écoles et des centres culturels). Cela donne une hausse de plus de 70 % du nombre de personnes déplacées, par rapport à la période correspondante de l’année 2020. « La destruction à grande échelle de biens constitue une grave violation de la quatrième Convention de Genève et pourrait même constituer un crime de guerre », a-t-elle indiqué.
« Le monde entier est un hôtel et ma maison est Jérusalem »
La Commission palestinienne de résistance à la colonisation a documenté la destruction de 2 000 maisons dans la seule ville de Jérusalem entre 2009 et 2019, menée sous prétexte de « construction sans autorisation ». Le quartier de Wadi Al-Homs, au sud de Jérusalem occupée, a été en juillet 2019 le théâtre de la plus grande opération de démolition qui a ciblé plus de 70 maisons à la fois, sous ce prétexte de construction sans permis, mais la véritable raison était la sécurisation d’une rue utilisée par les patrouilles militaires de l’occupation.
En plus d’empêcher toute expansion urbaine palestinienne par la confiscation des terres et la construction de colonies, Israël n’a autorisé les Palestiniens à construire et à vivre que sur 13 % de la zone occupée de Jérusalem-Est et avec des restrictions drastiques en matière d’octroi des permis de construire.
La maison à Jérusalem est ainsi devenue un champ de bataille existentiel, c’est « soit les Palestiniens, soit leurs occupants israéliens » ; ou, comme l’a affirmé le colon qui occupe une partie de la maison familiale Al-Kurd dans le quartier de Cheikh Jarrah : « Si ce n’est pas moi qui la vole, ce sera un autre ».
Israël a fait de la vie des Palestiniens, de l’héritage de leurs ancêtres profondément inscrites dans les lieux, un butin à piller. C’est pour cela que la famille Al-Kurd et 28 familles de Karam Al-Jaouni dans le quartier de Cheikh Jarrah, et des centaines de familles de la ville de Silwan, au sud de la mosquée Al-Aqsa, luttent avec l’énergie du désespoir pour défendre leur existence, eux qui sont menacés d’expulsion à tout moment. Des sources provenant des organisations de défense des droits humains estiment que le nombre de maisons menacées de démolition à Jérusalem-Est — habitées par au moins 140 000 maqdisi (habitants de Jérusalem) pourrait atteindre les 20 000.
La « maison volée » est un thème récurrent dans la littérature palestinienne. Parfois même plus chérie encore que le fils perdu, ainsi que l’a décrite l’écrivain Ghassan Kanafani dans son récit Retour à Haïfa. L’histoire raconte le retour de Saïd et de sa femme Safia à Haïfa où ils peuvent pour la première fois depuis leur déplacement forcé revoir leur maison occupée par des étrangers. Le couple avait été expulsé et s’était trouvé séparé de leur fils Khaldoun, devenu comme un legs hérité par les colons et élevé comme un des leurs avant d’être enrôlé dans l’armée d’occupation contre sa patrie, son père, sa mère et son frère.
À l’occasion de la Journée mondiale de l’habitat, célébrée le premier lundi d’octobre de chaque année, le Centre pour la protection du droit à la terre et au logement a considéré que l’autodémolition des maisons était l’un des crimes les plus cruels commis par l’occupation israélienne contre les familles de Jérusalem en particulier. Le propriétaire de la maison est obligé de démolir sa maison de ses propres mains pour ne pas avoir à s’acquitter des frais de démolition par les engins de la municipalité d’occupation israélienne.
Les données du Centre montrent que durant les neuf premiers mois de 2020, période où les gens ont été confinés chez eux du fait de l’épidémie de Covid-19, Israël a démoli 450 maisons et installations en Cisjordanie et à Jérusalem. Quatre-vingts habitants de Jérusalem au moins ont été contraints de démolir eux-mêmes leurs maisons.
La politique d’occupation qui dissuade les Palestiniens de construire, en particulier à Jérusalem, les pousse à le faire sans permis ou à fuir vers les gouvernorats de Cisjordanie. À telle enseigne que les habitants de la seule Jérusalem se retrouvent face à un besoin de près de 25 000 unités d’habitation pour couvrir leur simple accroissement naturel.
Cette politique a entraîné l’émergence de villes et de quartiers qui n’existaient pas historiquement, comme Kafr Aqab et Shuafat, aux alentours de Jérusalem. Là où des dizaines de milliers de maqdisi se sont réfugiés dans des conditions douloureuses à la périphérie de leur ville, pour vivre entassés dans des quartiers et dans de petits appartements coûteux, pour lesquels ils paient des impôts exorbitants, afin de pouvoir rester près de leurs familles, de leurs parents et de leur travail.
Les vieilles maisons de Jérusalem reflètent pour leur part la situation sociale et culturelle prospère des familles de la ville avant la Nakba qui a « avalé » d’abord la partie occidentale, puis sa moitié orientale après la guerre de 1967. C’est qui a amené le grand intellectuel palestinien Edward Saïd à écrire : « Le monde entier est un hôtel et ma maison est Jérusalem ». Il était revenu dans sa ville natale au début des années 1990, après quarante ans d’absence, pour découvrir que sa maison familiale dans le quartier de Talbiet était occupée par des étrangers. Ces derniers ne lui ont même pas permis de la visiter.
Source : Orientxxi.info
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