Au Maghreb, les sévères déconvenues de l’islamisme de gouvernement

Au Maroc comme en Tunisie, le piège de la « normalisation » s’est refermé sur ces formations, après une décennie de participation au pouvoir.

Le Monde – Fin de cycle pour l’islam politique au Maghreb ? La formule commence à faire florès au vu de la double infortune subie cet été par Ennahda, en Tunisie, et par le Parti de la justice et du développement (PJD), au Maroc, deux formations issues de la matrice islamiste qui avaient intégré, depuis 2011, les exécutifs de leur pays. Des vents mauvais se lèvent sur ce segment du champ politique d’Afrique du Nord après une décennie de participation au pouvoir.

En Tunisie, le président Kaïs Saïed, invoquant un « péril imminent » mais non déterminé, a décrété le 25 juillet l’état d’exception, a révoqué le premier ministre Hichem Mechichi et suspendu le Parlement, ruinant de facto les positions de pouvoir d’Ennahda, premier parti à l’Assemblée, et à ce titre pivot de la coalition gouvernementale.

 

Au Maroc, le PJD, qui détenait la tête de l’exécutif, sous l’étroite surveillance du roi, a essuyé de son côté une retentissante déroute électorale au scrutin législatif du 8 septembre, son capital de sièges à la Chambre des représentants s’effondrant de 125 à treize. « On se doutait que le PJD perdrait son “électorat-calcaire” mais on pensait que son “électorat-granit” résisterait mieux », souligne la politologue marocaine Mounia Bennani-Chraïbi, professeure de sciences politiques à l’université de Lausanne. Or cela n’a pas été le cas.

On pourrait y ajouter la déconvenue subie, le 12 juin, en Algérie, par le Mouvement de la société pour la paix (MSP), autre formation issue de la mouvance des Frères musulmans, et qui a échoué à entrer au gouvernement, bien qu’elle soit arrivée en seconde position au scrutin législatif.

 

Défiance de l’électorat

 

L’islam politique institutionnel, qui avait pris ses distances avec le djihadisme révolutionnaire pour tenter de s’insérer dans l’Etat – par l’exercice électoral ou la cooptation par le régime en place – est à l’évidence sur la défensive. Il a cessé d’être la force ascendante dopée par la puissante vague des « printemps arabes » de 2011. Il bute désormais sur un double obstacle : la défiance de l’électorat conjuguée au regain d’animosité de l’« Etat profond ». C’est l’heure du reflux. Est-il irréversible ?

Ces trois revers sont de nature différente. En Tunisie, l’affront anti-Ennahda ne tient nullement du désaveu des urnes, comme c’est le cas au Maroc, puisqu’il procède d’un régime d’exception décrété unilatéralement par le président Kaïs Saïed, que certains constitutionnalistes ont qualifié de « coup d’Etat ». En Algérie, les islamistes du MSP ne sont victimes d’aucune éviction puisqu’ils avaient déjà quitté d’eux-mêmes le pouvoir en 2012, après y avoir été associés sans discontinuer depuis 1996.

Bien des similitudes rapprochent néanmoins les trois cas de figure. La première est l’érosion de l’assise populaire de ces tenants de l’islam politique. En Tunisie, l’hostilité croissante de l’opinion à l’encontre d’Ennahda, accusé d’avoir dévoyé le régime à dominante parlementaire à son profit, explique en partie la liesse populaire ayant salué la décision de Kaïs Saïed de suspendre l’Assemblée.

En outre, si le parti islamiste tunisien dirigé par Rached Ghannouchi était arrivé en tête des élections législatives de 2019, son électorat avait fondu des deux tiers par rapport à son score de 2011. Sur le temps long, la désaffection est indéniable. Le cas marocain, où l’« électorat-granit » du PJD n’a même pas tenu, l’illustre jusqu’à la caricature.

 

L’exercice du pouvoir, source de compromissions

 

La seconde similitude tient dans la crispation croissante des « Etats profonds » vis-à-vis de ces formations politiques issues de l’école des Frères musulmans, après une première phase d’ouverture dans les années 2000 en Algérie, puis les années 2010 au Maroc et en Tunisie. L’heure n’est certes pas à la répression frontale mais à une tolérance de plus en plus limitée, alors que les vents de la géopolitique régionale soufflent dans une direction opposée. Le coup d’Etat anti-Frères musulmans en Egypte de l’été 2013 avait été le sanglant signe avant-coureur de ce nouveau cours.

Il n’a pas été besoin de recourir à pareille extrémité au Maghreb, puisque les régimes autoritaires en pleine restauration n’avaient plus face à eux que des formations islamistes déjà affaiblies. En Algérie, les généraux se sont ainsi estimés assez en confiance, en 2021, pour refuser l’entrée au gouvernement du MSP, deuxième parti à l’Assemblée, malgré ses offres de service insistantes et ses vitupérations contre le Hirak (mouvement de protestation) pour plaire en haut lieu.

 

Lire aussi « Les élections servent au régime marocain à afficher une image de démocratie »

 

Que s’est-il donc passé pour que le revers de fortune, notamment en Tunisie et au Maroc, ait été aussi cruel ? L’exercice du pouvoir, source de compromissions, a été décisif dans la démonétisation de ces formations auprès du public. En Tunisie, Ennahda n’avait pas ménagé ses efforts pour polir son image, édulcorer sa doctrine – M. Ghannouchi avait même annoncé, en 2016, la « sortie de l’islam politique » –, pactiser avec ses anciens adversaires issus de l’ancien régime de Ben Ali et séduire de nouvelles couches sociales.

Au Maroc, la marge de manœuvre du PJD était encore plus limitée, tutelle royale de Mohammed VI oblige. A la tête d’un gouvernement dont il ne contrôlait même pas les ministères régaliens, le parti a dû endosser des décisions économiques et sociales impopulaires. Sacrifice suprême, le premier ministre, Saad-Eddine Al-Othmani, s’est vu contraint de parapher l’acte de normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël. Dans les deux cas, les partis de l’islam politique « notabilisés », englués dans les contraintes de la realpolitik, ont paru tourner le dos aux aspirations populaires.

 

Plafond de verre

 

Ainsi le piège de la « normalisation » s’est-il refermé sur eux. Le divorce progressif d’avec leur électorat dépité ne les a pas rendus pour autant plus acceptables aux yeux de l’establishment qu’ils voulaient séduire. Ils ont buté sur un plafond de verre, n’étant pas du sérail.

La dévitalisation de cet islam politique a été d’autant plus aisée que ses adversaires se sont arrogé la posture éthique, celle des gardiens de la religion. Au Maroc, l’intouchable statut du roi « commandeur des croyants » avait d’emblée borné la latitude du PJD. Mais, en Tunisie, Ennahda a trouvé en Kaïs Saïed, le très pieux chef de l’Etat – il multiplie les références au Coran –, un redoutable concurrent dans l’usage de l’émotion religieuse. Quant à l’Algérie, l’ex-président Abdelaziz Bouteflika avait dès le début de son mandat formalisé « un islam d’Etat puisant dans le référentiel islamo-conservateur », rappelle l’historienne Karima Dirèche, directrice de recherche au CNRS.

A long terme, il faut rester prudent. En Tunisie, Ennahda, tout décrié qu’il était avant le coup de force du 25 juillet, peut se refaire une virginité si la refondation politique souhaitée par Kaïs Saïed tourne court. « Rejeté dans l’opposition, Ennahda pourra aspirer des mécontents », avertit la politologue Khadija Mohsen-Finan, enseignante à l’université de Paris-I.

Et au Maroc, la mouvance islamiste ne se limite pas au PJD, les activistes du mouvement rival Al-Adl Wal-Ihsane (Justice et bienfaisance) n’étant, eux, touchés par aucun discrédit électoral. Le PJD hors jeu, « il ne restera plus au Maroc que des formes de protestation non institutionnelles », met en garde le sociologue Youssef Belal, professeur de sciences politiques à l’univesité de Colombia à New-York. La double déconvenue dans ces deux pays n’est assurément pas la fin de l’histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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