«On t’a achetée comme une esclave» : au Liban, la situation des travailleuses domestiques s’aggrave

Ces femmes, qui viennent pour la plupart d’Éthiopie, arrivent via des agences privées, qui font tourner, avec l’aval de l’État libanais, un véritable circuit de trafic d’êtres humains.

Dans le cimetière évangélique de Sodeco, à Beyrouth, Julia tire de lourds sacs remplis de riz. Il est un peu plus de 9h du matin et, petit à petit, une dizaine de femmes arrive pour préparer des lots de nourriture qui seront redistribués dans la journée à une centaine d’autres travailleuses domestiques immigrées. «Ça c’est pour les Malgaches, ça pour les Philippines, ça pour les Ivoiriennes…» Depuis l’explosion du port, les femmes de l’Alliance des travailleuses domestiques immigrées du Liban se retrouvent tous les samedis pour procéder à des distributions de biens de première nécessité, destinés aux plus précaires. Elles feront le tour des appartements à Beyrouth, et pour peu que le taxi ait encore du temps et du fuel, pousseront jusque dans la montagne.

Des travailleuses domestiques s’activent sur leur peu de temps libre pour préparer des réserves de nourriture à destination d’autres immigrées, à Beyrouth, le 24 juillet 2021. | Robin Tutenges

 

Un esclavage de bon aloi

 

Avec la crise économique qui assomme le pays, la situation des travailleuses domestiques, déjà infernale auparavant, s’est encore aggravée. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut revenir sur la kafala, un système de parrainage qui a cours au Liban, et permet d’acheminer une main-d’œuvre étrangère à bas coût, qui résidera et travaillera au pays sous la responsabilité d’un sponsor.

Si plusieurs étrangers sont ainsi employés dans le secteur de la construction, la grande majorité des personnes soumises au régime de la kafala au Liban sont des femmes venues travailler en tant que domestiques, et qui vivent avec les familles qui les emploient. Jusqu’en 2019, on évaluait leur nombre à environ 400.000 –dont 100.000 à 150.000 en situation irrégulière–, pour 4,8 millions de Libanais. Soumises au bon vouloir de leur employeur, corvéables à merci, ces femmes font l’objet de nombreux abus: violences physiques, sexuelles, médicales et financières, elles sont exclues du code du travail, et n’ont souvent aucun recours possible devant la justice.

 

Elles viennent pour la plupart d’Afrique et d’Asie du Sud et du Sud-Est, et arrivent au Liban principalement via des agences privées, qui font tourner, avec l’aval de l’État libanais, un véritable circuit de trafic d’êtres humains –dont on estime les bénéfices à au moins 100 millions de dollars par an–, pour les faire rejoindre une condition qui s’apparente à de l’esclavage moderne.

Des travailleuses domestiques éthiopiennes dans le quartier de Bourj Hammoud, à Beyrouth, le 18 juillet 2021. | Robin Tutenges

 

De l’abandon à la fuite

 

Dès le mois de mai 2020, alors que la crise économique, conjuguée à la crise sanitaire, pesait de plus en plus sur les foyers libanais, on commençait déjà à voir des employeurs se débarrasser de leurs travailleuses domestiques en les déposant avec leurs valises devant le consulat d’Éthiopie, avant de repartir aussitôt (les Éthiopiennes représentent environ 80% des travailleuses domestiques immigrées au Liban). Ce mouvement s’est considérablement amplifié après l’explosion du 4 août, allant jusqu’à rassembler des cinquantaines de femmes devant différents consulats, notamment ceux d’Éthiopie et du Kenya, où ont eu lieu des manifestations.

«Quand l’explosion est arrivée, malheureusement beaucoup d’employeurs ou de sponsors ont abandonné leur travailleuse domestique dans la maison, ne les ont pas emmenées à l’hôpital pour recevoir des soins, ou les ont laissées là-bas sans jamais revenir», rappelle Farah Baba, porte-parole de l’Anti-Racism Movement (ARM), qui milite notamment pour l’abolition de la kafala.

Pour la première fois depuis près de quinze ans, les ambassades et consulats des pays concernés ont fini par être contraints d’organiser, sous la pression médiatique, des vagues de rapatriement de leurs ressortissantes (le dernier précédent remonte à la guerre de 2006 contre Israël, et n’avait impliqué qu’une minorité des travailleuses domestiques). Au total, on estime que près de 170.000 travailleuses immigrées ont quitté le Liban au cours des deux dernières années, en raison de la crise économique qui a plongé le pays dans l’abîme, et que seulement 11.453 nouveaux permis de travail ont été délivrés par la Sûreté générale en 2020, contre 43.825 en 2019, soit une baisse de

 

 

 

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Léa Polverini et Robin Tutenges

 

 

 

 

 

Source : Slate (France)

 

 

 

 

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