LES DAMNÉS DE LEUR TERRE – LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR, LE PAIR NÉCESSAIRE

Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels à aimer ou haïr Senghor. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le pays lui est redevable

Inclure Léopold Sédar Senghor dans une série baptisée « Les damnés de leur terre » peut sembler relever de l’hérésie, tant l’homme a été le récipiendaire de tous les honneurs possibles et imaginables, surtout les plus officiels. Senghor fut en effet pourvu, et bien, en apparat, toges, breloques et médailles, et ce du tout-venant : universités, républiques, monarchies, cabinets, antres religieux. Partout il fut reçu avec diligence, et son personnage, sans aspérités trop prononcées, cheminant avec le prodige qui lui est propre, lui ouvrit en grand la porte des cénacles les plus prestigieux. Il suffit de faire quelques détours dans les notices biographiques disponibles – même les plus paresseuses – pour y voir, consignés sur des pages et des pages, bien mis en valeur, les trophées du bonhomme. Dans son pays, l’homme s’est fondu au fronton des bâtiments publiques, dans la mémoire collective, et même, lettrés et illettrés confondus, dans l’imaginaire collectif. Il préfère « pourrir dans la terre comme le grain de millet », vœu formulé dans son poème liminaire adressé à Léon Gontran Damas dans Hosties Noires (1948) pour devenir « la trompette et la bouche du peuple ». On peut constater sans le flatter que la graine a fleuri et qu’il est exaucé. Il eut sa griotte et cantatrice attitrée, Yandé Codou Sène, et aujourd’hui encore les louanges défient le temps.

Une mémoire chahutée

Tout ça bien sûr ne milite pas pour son inclusion dans la liste des Damnés de leur terre pas plus qu’à parier, Fanon ne l’aurait inscrit dans la sienne des Damnés de la terre (1961). Cependant, même chez ses admirateurs les plus fervents, on s’impose désormais la discrétion : on ne le célèbre plus véritablement qu’in petto, sans gros tapages. Même si l’empreinte du « père de la Nation » est là, imposante et irréfutable, tantôt fardeau, tantôt couronne, si partout son effigie trône, si Senghor reste dans les esprits, il y a loin encore pour qu’il soit dans les cœurs, en bonne place, avec de la bienveillance mémorielle et sur le temps long. Les cœurs sont divisés à son propos. Et pas n’importe lesquels. Il importe d’aller farfouiller dans ce malaise aux allures de crime originel, disons continental, pour essayer d’y voir clair sur cette tragédie familiale, celle d’un fils perdu par son amour illégitime.

Dans le pays Sérère qui le vit naître, pays du reste pépinière à héros nationaux, le fils de Joal reste un enfant prodige et un fils prodigue. Et dans les cœurs de ce Sine royal, ce premier fils dont la gloire illumine encore la filiation, est bien chanté en psaumes et autres élégies. Mais au-delà du carcan proche, des émules acquises, dans les cercles de savoir, c’est-à-dire dans l’épique querelle intellectuelle, Senghor est dans les cœurs certes, mais à une place ingrate : celle du père déserteur, renégat de la fierté nationale. Un patriarche inassumé, dont on est presque honteux, avec ses honneurs étrangers, sinon français, qui ne signent en définitive que l’opprobre. Ses titres n’ornent que la flamboyance de son tombeau, sur lequel l’on ne manque pas d’aller cracher ou « danser » généreusement. Car dans ce Dakar prescripteur de la tendance intellectuelle, et dans cette Afrique en quête d’une renaissance chahutée par diverses péripéties, Senghor a perdu. Vingt ans après sa mort, c’est une défaite sans l’ombre d’un doute, si on en juge par les forces en présences et les idées en vogue. Dans les manifestations nationales et continentales, il est vain d’attendre des slogans à sa gloire, la seule façon pour lui d’y figurer, c’est en effigie crucifiée et brûlée en place publique pour intelligence avec l’ennemi. Ses adversaires les plus illustres sont devenus les idoles de la jeunesse, les modèles des aspirants, et les alliés des activistes qui ont le vent en poupe.

Pourquoi donc aller au-delà de ce constat historique, de cette défaite consignée, d’où aucune rémission ou réhabilitation ne semble possible pour l’ancien président sénégalais ? Pourquoi enjamber ce verdict sanglant qui s’est imposé à mesure du temps ? Sans doute parce qu’il y a dans la damnation une part fatale, mais bien plus encore une part d’injustice, sans jouer ni les avocats, ni le contempteur assagi. Survoler les rangs de ceux qui ont eu des différends, parfois des inimitiés, souvent de la rancœur contre Senghor, c’est côtoyer une incroyable galaxie d’esprits lumineux devenus symboles du continent.

Un homme politique dur

Sur le champ politique d’abord, Senghor ne fut ni un saint ni un tendre. Il faut le dire d’emblée. Parachuté dans cet univers par la force des choses et son parcours qui l’y a mené naturellement, il fut un leader coriace sous des dehors avenants et charmants voire charmeurs. Avec une componction toute bourgeoise et des manières monacales, il joua un registre maîtrisé, celui de l’homme politique sans écarts extravagants. Cette tonalité lui est naturelle quand on connaît son ascendance, lui qui est d’un lignage noble du côté de son père, Basile Diogoye comme de sa mère, Gnilane. L’un fut commerçant prospère ; l’autre de la filiation des Guelwar. C’est donc un garçon bien né, précocement mélancolique, qui n’éprouva pas les rudesses et les incartades du destins qui corsent les caractères. Hormis l’épisode de la seconde guerre, où il fut prisonnier des Allemands, et celui plus tard de l’acharnement de la faucheuse contre sa descendance, ses premiers engagements ont ainsi été marqués par une certaine douceur. Il n’a eu besoin ni de chasser pour survivre ni de combattre pour s’imposer. Un tel pedigree est une part importante de son identité.

Si l’indépendance fut acquise au Sénégal, enfant gâté de colonie, dans la dévolution et non au combat, cet état de fait institua une transition en douceur, presqu’une continuité. Incarnation de cette étape, Senghor devait fatalement susciter des querelles de positionnements, point de cristallisation des reproches de ses pairs. Car le modèle Senghor tout promis à son destin, était tout de même à rebours de la rupture sèche prônée par les mouvements panafricains et la dynamique des indépendances. S’il en partageait le fond et les optiques, dans l’impulsion de la négritude qu’il contribua à conceptualiser, il ne fut à l’inverse ni combattant, ni rebelle, encore moins activiste ; et à bien des égards, il parut se satisfaire de ce costume taillé sur mesure sans soubresauts majeurs. Était-ce au nom d’un sens du compromis déjà consommé qui cadrait bien avec son tempérament en quête de consensus, et donc tout compte fait une philosophie du pouvoir bien étudiée ? Ou alors était-ce un lien viscéral avec le colonisateur de nature presqu’affective par les liens de la langue, de la littérature et de sa foi chrétienne réelle et profonde ? Était-ce la bonne mesure pour gouverner ces pays nouvellement indépendants où il y avait tout à défaire et tout à refaire ? Sans doute un peu des trois.

L’amour coupable et la tâche indélébile

Et il ne sert à rien d’occulter l’aspect, très important, de sa francophilie bien réelle et de son amour – coupable ? – pour la France qui le lui a bien rendu. S’il s’en défend « ah je ne suis pas la France, je le sais » c’est pour dire plus loin, dans le même poème qui chante les tirailleurs, s’agissant toujours de la France « que ce peuple de feu […] a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique ». On peut en trouver d’autres, facilement, des extraits sans équivoque, sur cet attachement et cette fascination. Un amour proche de la déférence, et contre les intérêts de son pays, arguent avec raison ses jurés. Cet amour pour le bourreau a fédéré l’essentiel des reproches à son endroit, et les noms d’oiseaux rivalisent de sarcasme pour l’accabler. Du nègre de maison au suppôt, il y a le choix. On est à un point de l’histoire où aimer la France pour un Sénégalais, fût-il Senghor, est une tare irrémissible. Aimer le Sénégal pour un Français, un acte d’ouverture. Une drôle d’asymétrie…dans une quête d’égalité.

Si on réussit à passer l’objet de la querelle centrale sur Senghor que l’on vient d’évoquer, on peut noter sur le plan politique d’autres griefs qui l’empoignent. Depuis les désaccords avec Lamine Gueye – autre fils chanté du pays – au lendemain de la seconde guerre sur des choix politiques jusqu’à la scission avec la fédération du Mali en 1960, en passant par sa répression des débordements de 1963 et de 1968, Senghor a montré un certain art martial de la gestion politique. On ne compte plus ses concurrents, anciens amis devenus opposants, et victimes de ses « punitions » aux inclinations très carcérales et de répressions sanglantes. On pourrait tourner la question à loisir, chercher des arguments à décharge, et si en face on n’eut pas que des saints, Senghor avait quand même une conception de la démocratie très peu inclusive, étroite et violente. Son empressement à couper court à la parole contraire n’honorait ni ses engagements intellectuels, ni son legs politique. La tâche est là au milieu du front, ombre ravageuse sur sa réputation de rondeur bienveillante. Mamadou Dia, Blondin Diop, Pathé Diagne, Cheikh Anta Diop…. Ils sont nombreux à avoir subi son arbitraire, sans toujours mériter ce funeste sort. Dans le contexte très porteur pour les idées d’émancipation des années 50 /60, bâillonner la dissidence ne pouvait déboucher que sur un effet désagréable et rétroactif, lequel, avec le temps, était promis à consacrer les victimes d’hier avec le privilège habituel des victimes : celui d’être encensées outre-mesure en passant ainsi vite sur leurs propres manquements et forfaits. Le symbole de cette célébration par défaut, c’est Mamadou Dia, devenu depuis son martyre, l’anti-Senghor qui suscite les regrets et compile les bénéfices de la comparaison.

La théorie et la pratique du pouvoir : une dissonance

Si Senghor a eu du flair dans ses écrits politiques, sur sa vision du socialisme, en pressentant par exemple rapidement la dissonance entre le marxisme théorique et les réalités africaines, il n’en tira pas de bénéfice dans l’immédiat. Il a partagé ce constat avec Amady Ali Dieng, intellectuel sénégalais, qui s’était montré sceptique sur les Damnés de la terre de Fanon dont il produisit une remarquable critique. Mais ces nuances et intuitions visionnaires dans ses idées politiques, généreusement expliquées dans le tome 2 de Liberté, Nation et voie africaine du socialisme (1971), semblent parties en pures pertes. Car politiquement, l’époque vouait un culte au Marxisme, et si lui – d’ailleurs primo-communiste dans ses premiers engagements et aspirant socialiste plus tard – n’a pas été particulièrement tenté par les promesses du Marxisme, à l’examen d’aujourd’hui, il n’eut pas tort. L’héritage du Marxisme sur le continent comme matrice idéologique est constamment battu en brèche et rétrospectivement, son pressentiment fut le bon. De telles pièces à conviction ne pesèrent pas bien lourd dans la balance de son procès. On jeta le bébé avec l’eau du bain. Du politique, on ne lut ainsi que très peu le théoricien, mais on accabla généreusement le praticien du pouvoir, avec ses dents de glace dans le velours de l’apparence.

 

 

 

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Elgas

 

 

Source :  Seneplus (Le 30 août 2021)

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