Les talibans font face à l’assèchement des flux financiers internationaux

Les dollars n’entrent plus dans le pays, le FMI a suspendu ses versements et les réserves de la banque centrale sont gelées à l’étranger.

Dès samedi 14 août, à la veille de la chute de Kaboul, les habitants se sont rués sur les banques et les distributeurs pour retirer leurs avoirs. Sans succès. Dimanche matin, quelques heures avant la chute de la capitale, des files interminables se sont formées devant les établissements bancaires, qui ont cessé de distribuer de l’argent aux titulaires de comptes. Depuis, ils sont fermés. Et Western Union, qui assure les transferts depuis l’étranger, ne fonctionne plus.

L’économie locale tourne essentiellement au moyen des paiements en liquide. Mais, pour le moment, la vie quotidienne de la population, en Afghanistan, n’est pas encore été trop chamboulée par la fermeture des guichets. « Seuls ceux qui sont partis à l’étranger ou ceux qui y vivent sont aujourd’hui embêtés, parce que leurs avoirs dans les banques afghanes seront peut-être à tout jamais perdus », explique Ahmad (un pseudonyme), joint par téléphone à Kaboul. Entrepreneur, il ne fait pas confiance aux établissements financiers afghans, « tellement la situation est incertaine ».

Mais combien de temps le pays peut-il tenir, avec un système financier presque entièrement gelé ? Un à un, les financements internationaux de l’Afghanistan s’assèchent. L’aide internationale, qui représente 42 % du produit intérieur brut, est pour l’essentiel suspendue, le Fonds monétaire international a gelé ses versements et les autorités américaines ont bloqué les transferts de dollars.

Le pays recevait jusque-là, chaque semaine, une cargaison de dollars, acheminée depuis les Etats-Unis, tirée des réserves détenues par la banque centrale afghane, la DAB. Juste avant la chute de Kaboul, l’administration américaine a stoppé le dernier envoi de palettes de billets verts sous scellés. « Le vendredi [13 août], j’ai reçu un appel m’apprenant qu’il n’y aurait plus d’envoi de dollars, alors qu’on en attendait un le dimanche, le jour de la chute de Kaboul », explique sur Twitter Ajmal Ahmady, le gouverneur par intérim de la DAB, qui a fui du pays, dimanche 15, à bord d’un avion militaire.

 

« Du sable dans les engrenages »

 

Ces dollars sont pourtant essentiels au fonctionnement de l’économie afghane, explique Warren Coats, un Américain qui a été conseiller de la DAB, entre 2002 et 2015. Chaque semaine, la banque centrale organise une vente aux enchères de dollars contre des afghanis, la monnaie locale. Les bureaux de change de tout le pays viennent s’y approvisionner. La monnaie américaine est ainsi envoyée dans les provinces, servant à financer le commerce avec les pays voisins – et à conserver l’épargne des habitants les plus riches.

Combien de temps l’Afghanistan peut-il survivre sans cette manne ? « Je ne veux pas faire de pronostic, dit M. Coats. Quelques semaines, certainement… » Sans les billets verts, une large part de l’économie, essentiellement informelle, continuera. « Mais c’est comme jeter du sable dans les engrenages : ça va progressivement coincer », ajoute-t-il.

Une autre source d’argent frais attendue par l’Afghanistan devait venir du Fonds monétaire international (FMI). Celui-ci venait d’approuver une allocation de 450 millions de dollars (385 millions d’euros) de droits de tirage spéciaux (DTS), son unité monétaire (basée sur un panier de cinq devises). Le transfert devait en principe être réalisé ce lundi 23 août. Là encore, tout a été gelé. « Il y a actuellement un manque de clarté dans la communauté internationale sur la reconnaissance du gouvernement en Afghanistan et, en conséquence, le pays ne pourra pas accéder à ses DTS et aux autres ressources du FMI », indique le Fonds dans un communiqué.

L’autre grande source d’argent qui se tarit vient de l’aide internationale. De ce côté-là, la position des pays occidentaux est ambiguë. L’Allemagne, qui devait verser 430 millions d’euros cette année, a annoncé la suspension de son aide, mais pas son annulation. « L’aide internationale est le dernier levier dont dispose la communauté internationale vis-à-vis des talibans », explique Farzana Shaikh, une analyste de Chatham House, un groupe de réflexion. En clair, cet argent est un moyen de pression pour essayer de limiter leurs exactions. Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, ne disait pas autre chose, dès dimanche : « Les sanctions ne seront pas levées, [les talibans] n’auront pas la possibilité de voyager s’ils ne respectent pas les droits de base du peuple afghan ou s’ils recommencent à soutenir et à accueillir des terroristes. »

 

Trafic d’héroïne

 

Mme Shaikh estime cependant qu’il faudrait séparer l’aide au développement du soutien humanitaire d’urgence, dont la population va sans doute avoir besoin très rapidement : « Un couloir humanitaire pourrait être mis en place par les Nations unies, afin d’éviter de mélanger cette action à la question des dons. »

Les talibans ne sont cependant pas complètement isolés. La Chine et potentiellement la Russie peuvent les aider, ravis d’intervenir là où les Occidentaux se sont retirés.

Les nouveaux maîtres de Kaboul pourraient aussi tenter de mettre la main sur les réserves de la banque centrale afghane, qui s’élèvent à 9,5 milliards de dollars. D’après M. Ahmady, les talibans ont demandé aux employés de la DAB de leur indiquer où se trouvaient les réserves du pays. Mais, là encore, l’essentiel est composé de dépôts à l’étranger, en particulier à la Réserve fédérale de New York, à la Banque mondiale et à la Banque des règlements internationaux. Selon son dernier bilan annuel, la DAB possédait 1,25 milliard de dollars d’or à New York, plus de 3 milliards en dépôts dans des banques étrangères et plus de 4 milliards en bons du Trésor américain. Cet argent est aujourd’hui gelé. Il reste juste quelques stocks de devises et d’or dans les coffres de la DAB, à Kaboul. « Les fonds accessibles par les talibans s’élèvent peut-être à 0,1 % ou 0,2 % des réserves internationales, estime M. Ahmady. Pas grand-chose. » « Il y a aussi de l’or dans les coffres du palais présidentiel », ajoute quant à lui M. Coats.

 

Enfin, les talibans ont leurs ressources propres, essentiellement le trafic d’héroïne et la « taxe » de 10 % levée sur les commerçants locaux. « Mais cela finance surtout leurs efforts de guerre, c’est bien insuffisant pour faire tourner un Etat », souligne Mme Shaikh. Dans les circonstances financières actuelles, l’Afghanistan a tout pour devenir rapidement un Etat failli.

Eric Albert (Londres, correspondant) et Ghazal Golshiri

Source : Le Monde

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page