Qu’aurait pensé Ousmane Sembène (1923-2007) de la date de sa résurrection sur les grands écrans ? Le Mandat, l’un de ses plus beaux films, et Sembène, documentaire passionnant consacré à l’homme et à son cinéma, sont sortis le jour de la fête nationale française, ironie que le vétéran sénégalais de la lutte anticoloniale n’aurait pas forcément appréciée. Peu importe, la vision de ces deux films donne la juste mesure de l’œuvre et de l’homme, père fondateur du cinéma africain, chroniqueur impitoyable des décennies qui suivirent les indépendances.
Ancien tirailleur sénégalais devenu docker et militant cégétiste à Marseille, Ousmane Sembène s’est d’abord fait une réputation d’écrivain en France
Au moment de la sortie du Mandat, en 1968, Ousmane Sembène est déjà une figure reconnue dans le monde entier. Ce fils de pêcheur de Casamance, ancien tirailleur sénégalais devenu docker et militant cégétiste à Marseille, s’est d’abord fait une réputation d’écrivain en France. Passé au cinéma, il a dirigé, en 1966, La Noire de…, le premier long-métrage jamais réalisé au Sud du Sahara par un Africain. Invité dans les festivals (il est juré à Cannes en 1967), célébré par la critique, Sembène remet tout en jeu avec Le Mandat. Au risque de se couper de son public international, il tourne pour la première fois en wolof, la langue majoritaire au Sénégal ; au risque aussi de la censure dans son propre pays, il décrit avec une cruauté minutieuse la toxicité des séquelles laissées par la colonie, et les inégalités qui se creusent sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, qui restera au pouvoir de 1960 à 1980.
Tout ça pour 25 000 francs CFA (environ 300 euros d’aujourd’hui). C’est la somme qu’Abdou, balayeur dans les rues de Paris a envoyée à sa famille, par mandat, par l’entremise de son oncle Ibrahima (Makhouredia Guèye), à charge pour ce dernier de remettre la somme à la mère d’Abdou. Quadragénaire, époux de deux femmes et père de nombreux enfants, Ibrahima aimerait être un homme important, mais voilà des années qu’il n’a plus de travail. L’argent que le facteur venu porter le mandat agite sous son nez représente une tentation irrésistible.
Un héros imparfait
S’ensuit alors une course effrénée à travers Dakar, de la Poste à l’Etat civil, du commissariat de police à la villa d’un parent fortuné, afin de réussir une misérable escroquerie. Et puisque l’on est dans un quartier de petites maisons où l’information circule de cour en cour plus vite que ne se déplace Ibrahima, la nouvelle de sa fortune fait s’abattre sur lui une nuée de parasites, de l’imam du quartier à la plus distante des connaissances.
Dès la première séquence, qui montre Ibrahima aux mains d’un barbier de rue, toute en gros plans entomologiques sur la physionomie béate de cet homme qui n’a rien, Ousmane Sembène installe sa colère et sa compassion. Ibrahima voudrait régner sur ses femmes, jouir du respect de ses voisins, mais la vie à Dakar, moins de dix ans après l’indépendance ne lui offre que l’humiliation. Qu’il passe entre les mains de fonctionnaires qui appliquent les méthodes françaises à une réalité qui n’a plus rien à voir avec celle de l’ex-métropole, qu’il se laisse persuader que les liens familiaux ont résisté à la richesse née de la corruption, Ibrahima a toujours faux. Outre cette mécanique comique mise au service d’une dissection politique, Le Mandat offre le spectacle d’une grande ville africaine il y a un demi-siècle, dans les rues de laquelle on discerne les prémices de l’asphyxie actuelle.
Curieusement, le film n’est pas évoqué dans Sembène, le documentaire biographique que le Sénégalais Samba Gadjigo, universitaire qui collabora avec le cinéaste, et de l’Américain Jason Silverman. C’est l’un des rares défauts du film, qui réussit à dessiner le portrait d’un héros imparfait. Il s’agit bien sûr de suivre le parcours tumultueux de ce prophète toujours prêt à affronter plus fort que lui : qu’il évoque la répression française en Casamance, lorsque les populations se révoltèrent contre la réquisition du riz par les autorités françaises après que le Sénégal fut passé sous le contrôle de la France libre (Emitaï, 1971) ou le soulèvement des animistes de la même région contre l’avancée de l’islam (Ceddo, 1977), Sembène allait au-devant des ennuis.
Mais le film de Samba Gadjigo et Jason Silverman évoque aussi la volonté de puissance du patriarche du cinéma africain, qui n’hésita pas à voler le projet de Camp de Thiaroye (récit du massacre de tirailleurs sénégalais démobilisés par l’armée française en 1944, réalisé en 1987) à son cadet, le romancier Boubacar Boris Diop, ou son indifférence face à la souffrance d’une enfant actrice lors du tournage de son dernier film, Moolaadé (2004), réquisitoire contre l’excision. A travers ces contradictions, on devine les triomphes, les défaites et les tourments de la génération des indépendances.
Le Mandat, film sénégalais d’Ousmane Sembène (1968), avec Makhouredia Gueye, Ynousse N’Diaye, Isseu Niang, Mouss Diouf (1 h 32).
Sembène, documentaire sénégalais et américain de Samba Gadjigo et Jason Silverman (1 h 26).
Thomas Sotinel
Source : Le Monde
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