Elle a bon dos, la « dictature »

"On court après le dernier iPhone, on s’affiche sur Instagram avec ses enfants, on n’a d’yeux que pour Netflix, on fait razzia sur Zara… et on hurle à la dictature en s’estimant choqué d’une sortie de crise par le passeport vaccinal!

Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire « France dictature vaccins non » lors d’une manifestation contre les nouvelles mesures de sécurité contre le coronavirus, notamment le pass sanitaire obligatoire demandé par le gouvernement, dans le quartier du musée du Louvre à Paris, le 17 juillet 2021. – Des personnes se sont rassemblées dans plusieurs villes françaises pour protester contre la décision annoncée en début de semaine par le gouvernement d’obliger les personnels de santé à se faire vacciner contre le Covid-19, et les citoyens à se munir d’un pass sanitaire pour la plupart des lieux publics. (Photo par Bertrand GUAY / AFP) (Photo par BERTRAND GUAY/AFP via Getty Images)

PSYCHOLOGIE – Dans Le Prince, Machiavel invitait les hommes de pouvoir à ne pas se tromper de guerre, sous peine de s’épuiser dans des causes déjà perdues au lieu de s’investir dans des batailles autrement plus importantes.

 

C’est cette pensée tirée du Prince qui me vient la première à l’esprit quand j’observe les uns et les autres crier à “la dictature” comme on vend le merlan et la morue sur les étals du port de Marseille. Il y a des termes galvaudés qui sonnent redoutablement faux quand on y réfléchit plus de quelques minutes…

«On court après le dernier iPhone, on s’affiche sur Instagram avec ses enfants, on n’a d’yeux que Netflix, on fait razzia sur Zara… et on hurle à la dictature en s’estimant choqué d’une sortie de crise par le passeport vaccinal.»

Mais le easy thinking le permet-il encore, quand on sait que nous restons en moyenne moins de trente secondes sur un article d’information en 2021?

La dictature en définition

 

Trente secondes, c’est en effet très peu pour se pencher sur la définition du mot “dictature”, à savoir la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’un individu, d’une assemblée, d’un parti, d’une classe. Même une lecture sommaire de Wikipédia nécessite davantage de temps.

 

Comme on a vu naître des vocations de médecin épidémiologiste et sinologue pendant les précédentes vagues de Covid, on assiste à la naissance de politologues des plages, qui préfèrent hurler à la dictature plutôt que de jouer au beach-volley.

 

La lecture de l’œuvre d’Antonio Gramsci nous est alors précieuse. Le théoricien politique italien, communiste de la première heure, emprisonné dans les geôles mussoliniennes et mort à quarante-six ans d’une tuberculose osseuse, mettait en garde contre les “gens qui pensaient une chose et faisaient l’inverse”. Lui qui a littéralement sacrifié sa vie d’homme à celle d’écrivain marxiste, pointait “ces êtres de bavardage”, conspirant contre le pouvoir dans les salons, mais adorant faire ami-ami avec les princes en sourdine. Ainsi, à lire Gramsci, mais aussi Marcuse (“Le nouveau conformisme, c’est le comportement social influencé par la rationalité technologique”), la lâcheté ultime est de dénoncer une chose et d’agir à l’inverse, en bons petits pantins de la norme.

 

On court après le dernier iPhone en date, on s’affiche en mode selfie sur Instagram avec ses enfants devant une corniche (même un jour de grand vent), on n’a d’yeux que pour ses sacro-saintes séries Netflix, on fait razzia sur Zara sans trop se demander quelle petite main a confectionné notre nouveau polo… et on hurle à la dictature en s’estimant choqué d’une sortie de crise par le passeport vaccinal.

 

Cultiver une “colère contre le système”

 

“Il est toujours plus facile de nier sa réalité que de laisser sa vision du monde voler en éclats”, écrit Naomi Klein, au sujet de cette résistance à se considérer responsable de ses actes. De tous ses actes. En psychologie sociale, on apprend vite que se sentir rebelle et dissident nous permet d’acquérir un profit de distinction, un sentiment d’être au-delà de la plèbe des suiveurs. Peu importe si, en vérité, nous suivons bien davantage que nous le prétendons. Le tout est de conserver son discours, de le polir savamment, de cultiver cette “colère contre le système”, ferment de notre identité en marge. À l’image d’une sculpture du génial Loïc Pantaly, qui fait tourner les choses pour elles-mêmes et en elles-mêmes, dans un processus mental semblable à une immense machinerie, la pensée antisystème tourne bien souvent en rond.

 

J’écoutais Michel Onfray dernièrement invoquer “la fin de notre civilisation”, la “décadence totale” de la France et “l’enfer moral” dans lequel nous tombons jour après jour. Il me rappelait les gosses qui s’excitaient sur le joystick de leur Amstrad CPC 6128 (les quadras me comprendront). Nous pouvons remettre une louche d’emphase et de dramaturgie quand nous faisons partie des gamers les plus en vue de la place publique.

 

À qui profite le crime sinon à ce philosophe, qui joue justement avec les effluves de la fin du monde à l’excès, en attendant qu’elle arrive? Michel Onfray rappelait un jour à une journaliste qu’il n’avait pas d’enfant, car “il ne voulait pas prendre le risque de le rater” (sic). Tout est dit.

 

Il y a la France qui risque et la France qui préfère discourir sans risquer. Il est peut-être plus sympathique et jouissif pour beaucoup de crier à la catastrophe plutôt que de mettre les mains dans le cambouis. Comme Zemmour et ses sbires, les grandes cassandres sortiraient des radars si la France allait mieux. Cela s’appelle le business de l’apocalypse. La dictature est décidément bien confortable!

 

 

 

 

 

Source : Le HuffPost (Le 23 juillet 2021)

 

 

 

 

 

 

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