« Projet Pegasus » : l’Algérie très surveillée par le Maroc

Enquête - Selon les données consultées par Forbidden Stories et « Le Monde », Rabat est l’un des plus gros utilisateurs du logiciel espion Pegasus, au détriment du pouvoir algérien.

Devenu un quasi-régent, il a tout à perdre. Aussi tente-t-il ce jour-là un dernier coup de poker pour essayer de démettre l’ombrageux et tout-puissant chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah.

Cet événement, comme bien d’autres de l’année 2019, sont étroitement surveillés par les hommes de Gaïd Salah. Mais ces derniers ne sont pas les seuls à porter un regard attentif à ce qui se trame dans le pays. Un opérateur des services de sécurité du Maroc s’intéresse aussi de près au climat politique qui règne en Algérie.

Plus de 6 000 numéros sélectionnés par le Maroc

 

Dans ce pays, plus de 6 000 numéros de téléphone appartenant à des responsables politiques, des militaires, des chefs des services de renseignement, des hauts fonctionnaires, des diplomates étrangers en poste ou des militants politiques ont été sélectionnés comme cibles potentielles du logiciel espion Pegasus par le client marocain de l’entreprise israélienne NSO. Selon les données partagées par l’organisation Forbidden Stories et Amnesty International au Monde, le Maroc est un gros utilisateur du logiciel et ces 6 000 numéros constituent une cohorte importante, au regard des 50 000 coordonnées téléphoniques sélectionnées dans le monde, entre 2017 et 2019.

Dans cette opération de surveillance, le Maroc ne s’est pas limité au territoire algérien. Les numéros présumés de citoyens algériens, diplomates pour la plupart, ont été visés au moins en Afrique du Sud, en Angola, en Belgique, au Burkina Faso, au Canada, en Côte d’Ivoire, aux Emirats arabes unis, en Egypte, en Espagne, en Ethiopie, en Finlande, en Indonésie, en Iran, au Kenya, en Mauritanie, au Maroc, en Namibie, au Niger, au Nigeria, en Ouganda, en République tchèque, au Rwanda, au Sénégal, en Suède, en Suisse, en Syrie, en Tunisie, en Turquie et au Zimbabwe.

En France, l’opérateur de Pegasus s’est sans surprise intéressé à l’ambassade d’Algérie et au numéro de l’ambassadeur d’Algérie, Abdelkader Mesdoua, ou à celui attribué au colonel Karim Hadj Sadok, l’attaché militaire. De l’autre côté de la Méditerranée, c’est le numéro de l’ambassadeur de France de l’époque, Xavier Driencourt, et celui attribué à l’attaché militaire français qui ont été ciblés. En plus d’un autre qui aurait appartenu à l’ambassadeur de l’Union européenne à Alger.

Au sommet de la pyramide diplomatique algérienne, deux ministres successifs des affaires étrangères ont été visés : Abdelkader Messahel et Ramtane Lamamra. Selon des informations recoupées par Le Monde, deux numéros, actifs, de M. Lamamra ont été attaqués. Or, celui-ci a joué un rôle sensible à une période, où, de l’aveu même d’un observateur marocain, le royaume chérifien apparaissait tétanisé par l’incertitude politique régnant en Algérie.

Changements de méthode

 

Le 11 mars 2019, à la suite de la création, par décret du président Bouteflika, de la fonction de vice-premier ministre, puis de la nomination de Noureddine Bedoui comme premier ministre, M. Lamamra devient vice-premier ministre en plus de ministre des affaires étrangères. A ce dernier poste, il est finalement remplacé le 31 mars par Sabri Boukadoum (dont un numéro lui étant attribué a été visé). Au même moment, le premier ministre, Noureddine Bedoui, dont le « Monde » a également vérifié le numéro, est victime, lui, d’une opération de déstabilisation via une officine de « presse » proche du Maroc. Noureddine Ayadi, qui a occupé successivement les postes sensibles de secrétaire général du ministère des affaires étrangères puis de directeur de cabinet de la présidence de la République, est lui aussi placé dans la liste des cibles potentielles.

Le premier ministre algérien alors au pouvoir, Noureddine Bedoui (à droite), et le ministre des affaires étrangères, Ramtane Lamamra, lors d’une conférence de presse à Alger, le 14 mars 2019.

Le premier ministre algérien alors au pouvoir, Noureddine Bedoui (à droite), et le ministre des affaires étrangères, Ramtane Lamamra, lors d’une conférence de presse à Alger, le 14 mars 2019. RYAD KRAMDI / AFP

« Ce n’est pas nouveau. Le Maroc a toujours ciblé l’Algérie en matière de renseignement. Ce sont les méthodes qui ont l’air de changer », rapporte un haut fonctionnaire algérien, lui-même ciblé par le logiciel espion. « Ils ont toujours bénéficié de l’aide de bons ingénieurs », ajoute-t-il ironiquement, en référence à la coopération de longue date qui lie Israël et le Maroc. Mais avec Pegasus, ces « méthodes » ont débouché sur un ciblage industriel.

Outre l’entourage familial de l’ancien président, les frères et sœur Saïd, Nacer et Zhor Bouteflika, l’opérateur marocain a visé le sommet de l’appareil de l’Etat, avec les numéros des chefs des services de renseignement de l’époque, comme les généraux Ali Bendaoud, Wassini Bouazza et Bachir Tartag, ou encore les commandants des forces terrestres et aériennes. Un numéro attribué à Saïd Chengriha, l’actuel chef d’état-major de l’armée, a également été visé.

Il avait succédé, en décembre 2019, à Ahmed Gaïd Salah, dont l’un des fils, Mourad, a lui aussi suscité l’attention de l’opérateur de Pegasus. Au même titre que Lotfi Nezzar, fils de l’ancien chef de l’armée, au début des années 1990, et ancien homme fort du pays Khaled Nezzar. Maillons essentiels de l’écosystème Bouteflika, ceux que l’on appelait les « oligarques », des chefs d’entreprises privées, ayant fait fortune grâce aux commandes publiques, n’ont pas été oubliés. A commencer par Ali Haddad, l’ancien chef du patronat local.

Tout aussi intrigante est la surveillance dont a fait l’objet le numéro de l’adjudant Guermit Bounouira, ancien aide de camp du général Gaïd Salah, dirigeant du pays de facto, d’avril à décembre 2019. La « saga » de ce sous-officier est l’une des plus troubles qu’a connues le pays. Après avoir fui l’Algérie pour la Turquie à la mort de son chef, l’aide de camp, détenteur d’informations hautement confidentielles, a été visé par un mandat d’arrêt puis livré par Istanbul à Alger où il a été inculpé et placé en détention pour « haute trahison ».

Dans sa frénésie de surveillance, le Maroc ne s’est pas limité aux représentants de l’Etat algérien. Des journalistes, des personnalités de l’opposition ou de la société civile ont également été visés par le royaume. Comme l’ancien ministre et diplomate Abdelaziz Rahabi, qui avait dirigé, en juillet 2019, les travaux de la Conférence nationale de dialogue regroupant l’ensemble de l’opposition algérienne. « Cela fait partie de la chaîne des actes d’hostilité du Maroc envers l’Algérie. Cette hostilité permanente vise donc désormais les institutions, mais aussi des personnalités indépendantes », observe-t-il.

Zoubida Assoul, avocate, défenseuse des détenus d’opinion et présidente de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), pourrait aussi avoir été ciblée en raison de son travail de coordination au sein de l’opposition démocratique en Algérie. « Deux pays, dont Israël, le pourvoyeur de ce logiciel qu’on nous présente comme une référence en termes de démocratie, commettent là des atteintes graves contre les libertés individuelles et collectives, dénonce-t-elle. C’est inacceptable. Au nom de quel droit un pays étranger se permet-il de venir m’écouter, espionner mon travail ? La communauté internationale doit réagir. Contre l’agresseur, mais aussi contre celui qui conçoit ce matériel pour que d’autres espionnent des sociétés civiles et des opposants. »

 

 

 

Madjid Zerrouky

Source : Le Monde
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