
«Il a cassé l’espoir. C’est la trahison d’un ami mais c’est aussi un coup porté à la jeunesse d’un pays.» Au téléphone depuis Kinshasa, où il a finalement dû rentrer faute de visa prolongé, l’auteur et metteur en scène congolais Michael Disanka marque une pause pour avaler l’énorme couleuvre d’amertume, puis répète : «Je refuse de comprendre le geste de Jeannot.» Michael devait être jeudi dans les remparts du Festival d’Avignon pour assister à la lecture de son texte A demain ma mort (1) et concourir au Prix RFI Théâtre avec Diptyque 13. Il aurait également dû présenter avec sa troupe la création Sept Mouvements Congo au Festival de Marseille fin juin. Enfin, il se réjouissait de jouer, toujours au Festival de Marseille début juillet, dans la formidable pièce d’Adeline Rosenstein Laboratoire Poison 3, avec sa compagne Christiana Tabaro, cofondatrice du collectif congolais d’Art-d’Art. Aujourd’hui, le couple estime les autres membres du collectif et lui-même injustement «punis» par les autorités belges. Michael Disanka et Christiana Tabaro sont persuadés que tous sont inscrits sur la «liste noire» du Centre européen des visas, autrefois appelé «maison Schengen», en RDC.
Même si les artistes devaient se produire en France, c’est l’ancienne puissance coloniale, la Belgique, qui administre les séjours de moins de trois mois sur le territoire européen des ressortissants congolais, pour le compte des autres membres de l’Union européenne. «Aujourd’hui, ils ne nous répondent même plus directement.»
:quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/6HD6E3DC3VEI3HVGOH4RQWKRTI.jpg)
«Jeannot a coupé les ponts»
L’espoir de Michael Disanka a été «tué» au début du mois de février, dans le XIXe arrondissement de Paris. L’histoire commençait pourtant bien : programmée dans le cadre de la saison Africa2020 – portée par l’Institut Français sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères –, l’équipe artistique congolaise avait fini par obtenir les laissez-passer nécessaires pour présenter en France, et en plein couvre-feu, leur pièce Sept Mouvements Congo dans le cadre du festival Impatience au CentQuatre. Avec son théâtre «de scratching» comme il l’appelle, un «théâtre politique nourri de la ville de Kinshasa», Michael Disanka et les cinq autres membres de l’équipe y ont remporté le prix SACD. La fête. Jusqu’à «ce qu’un matin, on se réveille et on s’aperçoit qu’un des interprètes, Jeannot Kumbonyeki, a disparu, raconte Christiana Tabaro. On est entré dans sa chambre, ses affaires n’étaient plus là. Sans rien dire à personne, Jeannot a profité de la tournée pour rester illégalement ici, quelque part en Europe, on ne sait où, et renoncer à sa carrière artistique. Michael l’a supplié au téléphone mais Jeannot a coupé les ponts.» Le «choc» pour l’équipe, c’est aussi que Jeannot semblait partager les convictions des cofondateurs de d’Art-d’Art : «Notre responsabilité, c’est de continuer à produire à Kinshasa. C’est à partir d’ici qu’il faut adresser nos récits au monde. Jeannot était un modèle pour beaucoup de jeunes danseurs congolais.»
:quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/KZEAENPL5ZG6LA3K2NQ2B7HZZ4.jpg)
«Couper la poire en deux»
Peut-être Michael Disanka s’est-il tiré une balle dans le pied, comme le suggèrent aujourd’hui certains partenaires du projet ? Toujours est-il que le directeur du collectif a choisi de prendre les devants avec la maison Schengen, par souci de transparence. «Lorsqu’on a signalé la défection de Jeannot, on nous a simplement répondu : «Nous prenons acte».» C’est en mars, en adressant une nouvelle demande de visa de court séjour pour venir répéter à Bruxelles la pièce d’Adeline Rosenstein, que les deux artistes ont compris ce qui les attendait. Le Centre européen des visas leur a fait savoir que «tant qu’on n’apporterait pas la garantie d’un retour de Jeannot dans son pays, toutes les demandes du collectif d’Art-d’Art seraient rejetées». Pour eux, c’est une catastrophe, symbolique et économique – le calendrier de la compagnie étant à l’époque essentiellement rempli de dates et de résidences de création en Europe. Commence alors une mobilisation des multiples partenaires artistiques : en première ligne le Festival de Marseille, porté par le Belge Jan Goossens qui a tenté de faire jouer son réseau, mais aussi la saison Africa2020 qui a anticipé les problèmes de mobilité internationale en dégageant, dès septembre, un poste spécifiquement dévolu à la question des visas et en mettant aussi en place un protocole de travail avec le réseau des consulats sur le continent africain. Directrice de la saison, la Sénégalaise N’Goné Fall explique : «On a fait ensemble tout ce qui est en notre pouvoir, avec l’ambassade de France au Congo, et le ministère de l’Intérieur français pour débloquer la situation. Mais la Belgique reste un Etat souverain… Après moult négociations, les autorités ont décidé de couper la poire en deux pour la venue du collectif au Festival de Marseille : refuser les visas pour trois des comédiens du collectif d’Art-d’Art, les accepter pour Michael Disanka et Christiana Tabaro.»
Ainsi le couple a-t-il finalement pu se rendre expressément à Marseille fin juin pour présenter une version réadaptée de Sept Mouvements Congo sans le reste de l’équipe. Pourquoi des visas pour eux et pas pour les trois autres ? Michael et Christiana ont un bébé et furent vivement incités par les différents partenaires à laisser l’enfant en garde à Kinshasa comme gage d’un retour au pays pour obtenir leur visa. Ce qu’ils ont fait. «Ça rassurait évidemment les autorités belges», confirme trois des partenaires du projet. La maison Schengen, de son côté, n’a pas souhaité donner de précision à Libé. «Dans la saison Africa2020, on a réussi à obtenir une dérogation pour que deux artistes du Nigéria puissent voyager avec leur bébé. Mais encore une fois, dans le cas de la RDC, on n’a plus la main», reprend N’Goné Fall.
:quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/QA6XOVC4T5G6BJG4D6236GZLKU.jpg)
Comme le souligne le directeur de Zone Franche, Pierre-Henri Frappat, dans l’interview qu’il nous accorde, il est rare que des artistes justifiant d’une expérience internationale de plus de dix ans, porteurs de projets structurants dans leurs pays, voient leur circulation à ce point entravée. Les deux artistes kinois ne savent toujours pas à quelle sauce leur dossier sera inspecté à l’automne, moment où ils doivent travailler en France et en Belgique pendant près de deux mois. «Tant que nos gouvernements ne nous aideront pas à nous structurer ici, tant qu’on dépendra de l’Europe pour travailler, tant que les vieilles démocraties demanderont des gages improbables pour nous laisser circuler, il y aura toujours des Jeannot, conclut le couple d’artistes kinois. Combien de temps paierons-nous pour lui ? Personne ne le sait.»
(1) A demain ma mort de Michael Disanka, a été lu ce jeudi au festival d’Avignon dans le cadre des Rencontres RFI «Ca va, ça va le monde».
Eve Beauvalletet photo Arsène Mpiana
Source : Libération (France) – Le 15 juillet 2021
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com