Tout le monde est d’avis depuis bientôt deux ans qu’un petit virus est en train de changer le rapport de chacun de nous à lui-même et au reste de la société. Le virus mute et fait muter le monde. Et beaucoup de secteurs de l’existence humaine que l’on croyait éternels, périssent lentement sous nos yeux. Les arts et la littérature ne sont pas épargnés. La musique et le cinéma non plus. Seul le sport semble survivre au massacre et le football est de tous celui qui résiste le mieux.
Durant la pandémie, la Liga et la Premier League n’ont cessé à l’échelle globale de nous faire vibrer. Les passions suscitées par la déculottée des Three Lions de Southgate continuent à alimenter une violente polémique : certains de ces «Lions» n’avaient pas, semble-t-il, la bonne couleur de peau. Au niveau africain ou national, ce sont surtout les sagas électorales – présidence de la CAF ou de telle ou telle fédération – qui mobilisent les énergies. Dans quelques semaines, il ne sera question que de la Coupe du Monde au Qatar en 2022. La colonne des faits divers des journaux s’enrichira alors de nombreuses histoires de supporters victimes d’arrêts cardiaques ou choisissant de se donner la mort après la défaite de leur équipe. Qui se souvient du reste que le foot est à ce jour le seul sport à avoir directement déclenché une guerre ?
C’était en juin 1969 et les combats entre le Salvador et le Honduras, s’ils n’ont duré que quatre jours, ont tout de même coûté la vie à deux mille personnes, les blessés se comptant par dizaines de milliers. Mais l’impact social du football peut aussi se décliner de manière bien plus sympathique. N’a-t-il pas réussi en effet à faire taire les armes, le temps d’un séjour de George Weah au Liberia pendant l’horrible guerre civile qui a déchiré ce pays entre 1989 et 1997 ? Aujourd’hui, juste retour des choses, l’ancienne star du Milan AC est le président du Libéria. Mais d’après les observateurs, «Mister George» se montre beaucoup moins convaincant sur le terrain politique bien moins gazonné ! Dépositaire de la fierté de toutes les nations, le football est souvent le seul moyen pour certaines d’entre elles de rappeler au monde leur existence. Il est d’ailleurs tout aussi révélateur de l’insupportable arrogance de certains grands pays.
Lorsque pendant le Mundial espagnol de 1982, l’Algérie bat l’Allemagne, beaucoup de gamins allemands, choqués, se ruent sur les cartes et posent une seule question à leurs parents : mais où se trouve donc l’Algérie ? En Afrique aussi, une compétition de football, la CAN, est de nos jours l’unique et éphémère occasion de se souvenir que le continent est constitué par 54 Etats. Sans elle, la République centrafricaine et l’Egypte n’entendraient probablement jamais parler l’une de l’autre. Mais il est vrai que rien ne crée autant que ce sport un sentiment de proximité entre des peuples ou des individus sans aucun rapport, a priori, entre eux. Ainsi, lorsque des jeunes Sénégalais sont prêts à forcer toutes les frontières au péril de leur vie pour entrer en Europe, leur cri de ralliement en wolof, largement repris par les medias, est : Barsaa ou Barsàq (Barça ou l’au-delà).
En parlant de la sorte, ils pensent davantage à la formidable équipe de football de Lionel Messi et Ousmane Dembélé qu’aux ramblas de la capitale catalane. Pour ces migrants partis à l’aventure sur de frêles pirogues, le foot est presque toujours le seul moyen de s’intégrer à leur pays d’accueil. Déjà quand, chez eux, ils rêvaient de l’eldorado européen, c’était à travers les confrontations épiques entre Manchester United et le Real Madrid. A Brescia, Santa Cruz de Ténériffe ou ailleurs, ils vivent entassés dans des appartements exigus et insalubres qui manquent de tout sauf de l’écran de télévision géant sur lequel ils naviguent d’un championnat européen à un autre. Cela leur permet de s’assimiler d’autant plus aisément que des vedettes africaines ou d’origine africaine font les beaux jours des plus grands clubs de la planète.
Au fond, les jeunes Sénégalais, par exemple, se moquent bien du classement final de Chelsea ou de Liverpool car face à l’écran ils n’ont d’yeux que pour Edouard Mendy et Sadio Mané. Exactement comme leurs copains restés au pays. Un des mystères du foot, c’est la relation fusionnelle qu’il sait créer entre des gamins milliardaires – en godasses – et d’autres gamins crevant, eux, littéralement de faim dans les bidonvilles du monde entier. Les migrants peuvent donc s’identifier sans peine à ces vedettes parties elles aussi de rien et qui leur rappellent au plus profond de leur désespoir que leurs lendemains ne sont pas aussi opaques qu’ils en ont l’air. D’ailleurs pourquoi pense-t-on que les écoles de football sont devenues subitement si nombreuses et si fréquentées à Dakar, Yaoundé et Abidjan ? Les hommes d’affaires savent qu’elles sont infiniment plus rentables que des universités privées, par exemple ! Le foot est devenu un moyen digne et sûr d’émigrer en Europe. En décrochant un contrat on échappe, au moins, au risque de se faire balancer à la mer par quelque capitaine de navire un peu trop irritable…
Et, cerise sur le gâteau, on peut retourner de temps à autre au pays en héros. Inutile de dire en effet que pour les compétitions internationales, la plupart des équipes africaines misent sur ces footballeurs évoluant dans des championnats de contrées lointaines mais également très proches par la magie du petit écran. Cela ne s’arrête pas là, car les joueurs nés en Europe de parents africains ont la possibilité de choisir entre leurs deux pays. Il en résulte des situations bizarres où la quasi-totalité des joueurs ne savent rien du pays dont ils sont le porte-drapeau : ni son hymne, ni son histoire et encore moins sa langue. Ils n’en connaissent souvent que l’aéroport, le stade, un hôtel et peut-être un ou deux night-clubs…
Il ne faut pourtant pas se moquer trop vite. Si étrange soit-il, ce retour au pays natal peut créer un déclic, favoriser une réconciliation avec soi-même d’autant plus nécessaire que dans leur pays européen de naissance ces jeunes footballeurs se sentent souvent rejetés. Un international anglais de 19 ans, Bukayo Saka, est en train d’en faire l’amère expérience. Et pour dire le vrai, nombre d’entre eux n’ont jamais eu envie de s’identifier à une Afrique dont, comme cela vient d’être dit, ils ignorent tout. Mais les négrophobes, très actifs sur les réseaux sociaux, ne ratent aucune occasion de les renvoyer à leurs origines. Comment donc ? Par des jets de cacahuètes et de bananes accompagnés de cris de chimpanzés. On aurait tort de mettre ces dérives sur le compte de jeunes paumés d’extrême-droite vomissant ainsi leurs frustrations.
Le racisme dans le foot n’épargne pas ses figures les plus glorieuses. Et à en juger par certaines déclarations, cela fait un certain temps que la présence dans les équipes d’Allemagne et de France de joueurs d’origines diverses et variées laisse assez perplexe le grand public. Il a suffi que Mbappé et Saka – moins de quarante à eux deux… – ratent leur penalty pour que tombent les masques.
Boubacar Boris Diop
LE TEMOIN (Sénégal)
Source : Seneplus
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