« L’éducation des enfants en Afrique subsaharienne ne peut pas attendre »

La crise sanitaire et économique a entraîné la déscolarisation de nombreux enfants. Marie-Pierre Poirier, directrice régionale de l’Unicef, et Laurent Bossard, directeur du secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, appellent, dans une tribune au « Monde », à une aide d’urgence pour soutenir les familles à remettre leurs enfants à l’école.

Tribune. Azevedo Gomes est un homme de 98 ans en pleine forme qui vit à Bianga, une communauté villageoise de 500 personnes, en République de Guinée-Bissau, où il cultive des fruits et des tubercules dans sa ferme. Mais avec la crise économique engendrée par l’épidémie de Covid-19, les revenus de Gomes ont rapidement chuté et, comme de nombreux autres agriculteurs, sa famille élargie a vu ses ressources fondre comme neige au soleil, jusqu’à mettre en péril sa sécurité nutritionnelle.

De plus, en Guinée-Bissau comme dans le reste du monde, la pandémie de Covid-19 a entraîné la fermeture des écoles. Pour les arrière-petits-enfants de Gomes, comme pour 50 millions d’enfants en Afrique subsaharienne, ne pas aller à l’école est une double peine : ils sont privés d’instruction mais aussi de la cantine scolaire, alors que les repas familiaux sont de plus en plus frugaux. Ainsi, des dizaines de millions d’enfants sont exposés aux dommages largement irréversibles de la malnutrition.

Pour la famille de Gomes comme pour l’immense majorité des familles d’Afrique subsaharienne, les fermetures des écoles ont eu, et ont toujours, des conséquences très lourdes. Et si presque partout dans le monde les enfants ont repris progressivement le chemin de l’école après des mois de fermeture, grâce à des mesures sanitaires énergiques, beaucoup parmi les plus vulnérables n’ont pas cette chance en Afrique subsaharienne.

 

L’arrêt de l’apprentissage

 

Les tendances enregistrées par les bureaux de l’Unicef en Afrique subsaharienne indiquent que jusqu’à 15 % des enfants du continent pourraient ne jamais retourner en classe. Nous devons mieux comprendre les forces en jeu afin que les responsables politiques et la communauté internationale puissent agir rapidement et éviter des pertes catastrophiques en matière de capital humain et de croissance économique future.

Chaque fois qu’une école ferme, les conséquences tant au niveau de l’apprentissage que du développement socio-émotionnel des enfants sont immenses. En Afrique subsaharienne, elles sont pires encore. En 2020, neuf élèves sur dix n’avaient pas un accès suffisant à Internet pour leur permettre de rattraper le temps scolaire perdu. En pratique, l’apprentissage s’est complètement arrêté pour presque tous les élèves de la région.

Du fait de la pression exercée par la pandémie sur les revenus des ménages, de nombreux enfants ont dû travailler pour aider les familles à joindre les deux bouts. Malgré la réouverture des écoles, beaucoup de ces enfants resteront sur le marché du travail informel jusqu’à ce que leurs familles trouvent des ressources suffisantes pour répondre à leurs besoins quotidiens.

 

Un programme de soutien aux familles

 

Pour les filles, être privées d’école signifie, en outre, un risque accru d’exposition à l’exploitation sexuelle ou au mariage précoce. Selon certaines estimations, les fermetures d’écoles pendant des crises peuvent entraîner une augmentation des grossesses adolescentes pouvant aller jusqu’à 65 %. Ces sombres perspectives ne sont pourtant pas une fatalité.

Pour aider les ménages vulnérables à faire face, l’Unicef, le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont lancé un programme de protection sociale et économique, à travers le transfert d’argent. En Guinée-Bissau, ce programme démontre que soutenir une famille avec un peu d’argent mobile libère des ressources et permet notamment aux enfants de retourner à l’école.

 

Les ménages les plus vulnérables, comme celui de Gomes, reçoivent des cartes SIM donnant directement accès aux fonds par le biais du système d’argent mobile largement utilisé sur le continent. Le transfert d’argent que reçoit Gomes équivaut à seulement deux tiers du salaire minimal national. Pourtant, « grâce au transfert monétaire, je peux améliorer notre alimentation quotidienne, acheter du poisson, mais aussi payer les frais de scolarité de mes arrière-petits-enfants », explique-t-il.

 

Un besoin d’aide financière des pays industrialisés

 

Des dépenses indispensables, donc, mais aussi la possibilité pour Gomes d’investir pour les besoins du foyer. Si l’on veut éviter de priver les nations d’une jeunesse productive et donner à des millions de jeunes adultes la chance de construire leur avenir, il est urgent d’agir. Nous savons ce qu’il faut faire. Nous savons comment le faire : soutenir les familles pour qu’elles puissent remettre leurs enfants à l’école.

Pourtant, en Afrique subsaharienne, les programmes de transfert d’argent atteignent moins de 10 % des familles. Il est vital de renforcer ces mécanismes de soutien, car la pandémie est loin d’être terminée et des millions d’enfants ne sont toujours pas retournés en classe. L’intérêt des transferts d’argent mobile est qu’ils permettent aux familles d’investir dans leurs besoins les plus urgents, qu’il s’agisse de la nourriture et des médicaments, du loyer ou des frais de scolarité, des chaussures, des uniformes et du matériel pédagogique afin que les enfants puissent retourner, et rester, à l’école.

L’éducation des enfants ne peut pas attendre. Et chaque jour sans école est un jour perdu ; pour la productivité, l’innovation, le développement, et pour l’avenir. Les nations d’Afrique subsaharienne ont besoin de l’aide financière des pays industrialisés pour porter leurs programmes de transfert d’argent à l’échelle du problème. En avons-nous les moyens ? Oui, sans aucun doute, si nous le décidons.

 

Une aide pour sortir de la crise

 

Depuis le début de la pandémie, chaque Africain a bénéficié en moyenne d’une aide d’environ 40 dollars, contre 2 400 dollars pour les ressortissants des pays du G20. Cette aide financière, dérisoire au regard de ce que les pays les plus riches dépensent pour leur propre population, peut lier subventions et allégement de la dette.

Elle peut financer la protection sociale et renforcer l’autonomie des populations, des communautés, et des personnes comme Gomes. Nous avons le devoir d’investir dans le capital humain. Nous avons le devoir de faire parvenir au plus vite – équitablement – des ressources financières aux familles. Il s’agit du plus sûr moyen de sortir de la crise tout en construisant l’avenir.

Dans toute l’Afrique subsaharienne, des millions d’enfants ne retrouveront leur droit inaliénable à une éducation de qualité que si leurs gouvernements et la communauté internationale travaillent ensemble pour aider les familles à surmonter les obstacles financiers qui, autrement, formeront un autre plafond de verre pour la jeunesse.

 

 

 

 

 

 

Marie-Pierre Poirier est directrice régionale de l’Unicef pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.

Laurent Bossard est directeur du secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, Organisation de coopération et de développement économiques.

Source : Le Monde

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