Quand il est revenu de Sierra Leone à la fin du printemps, l’ambassadeur à l’ONU Alie Kabba avait changé. Lui, le charismatique homme politique aux ambitions présidentielles, ministre des affaires étrangères en 2018 avant de représenter son pays aux Nations unies un an plus tard, est abattu.
Coordinateur du « Comité des dix » (C10) – un groupe de dix pays africains censés défendre la position de l’Union africaine (UA) sur une éventuelle réforme du Conseil de sécurité –, Alie Kabba était bien plus affable quelques semaines plus tôt. Il demandait alors aux Etats membres de l’aider à convaincre les membres permanents du Conseil réticents à une réforme. La Chine et la Russie sont en effet ouvertement opposées à tout changement, qu’il s’agisse d’ajouter de nouveaux membres permanents ou de modifier le droit de veto.
Mais dans la dernière ligne droite de cette discussion, annuelle depuis 2008, l’ambassadeur de la Sierra Leone s’était éteint et ne mettait plus en avant que des positions africaines datées. « Tout le monde a compris qu’il avait subi des pressions de sa capitale, sur ordre de Pékin », lâche un diplomate européen. Cette bataille autour de la réforme du Conseil de sécurité, qui s’est terminée en juin sur un statu quo et une reconduction pour 2022, est le dernier épisode où se cristallisent les relations Chine-Afrique à l’ONU.
« Une dette morale »
« La Chine fait pression sur les pays africains à plusieurs niveaux : sur l’économie, avec les accords commerciaux ; sur le financement des infrastructures – quelque chose d’essentiel pour les pays africains, note Paul Nantulya, expert Chine au Centre d’études stratégiques de l’Afrique, rattaché au Pentagone. Souvent d’ailleurs en contrepartie de son soutien, les Africains du Conseil votent la même chose que la Chine. » Mais encore plus qu’un miroir de la Chinafrique, « la relation entre Pékin et le continent africain est particulièrement asymétrique à l’ONU, continue l’expert. Car Pékin peut accorder ou non son aide diplomatique. »
Pourtant, ce rapport n’a pas toujours été aussi déséquilibré. Si l’on remonte l’histoire des Nations unies, de 1946 à 1971, c’est le gouvernement chinois installé à Taïwan dès 1949 qui occupe d’abord l’un des sièges du P5 (membres permanents) au Conseil de sécurité.
Selon la politique d’une seule Chine, partagée alors par les deux gouvernements chinois, la double représentation était impossible. Et en pleine guerre froide, puis avec la guerre de Corée, Washington avait donné sa préférence aux autorités exilées du Kouomintang. Mais le gouvernement de Mao récupère le siège au Conseil de sécurité, lorsque la résolution 2758 est votée le 25 octobre 1971 par de nombreux pays communistes, des non-alignés (y compris l’Inde), la France et la Grande-Bretagne… et de nombreux Africains. « La République populaire de Chine se plaît à répéter que ce sont les pays africains qui ont fait la différence, permis le retour de Pékin au sein de l’ONU, et qu’elle a une dette morale envers eux », analyse Paul Nantulya.
« Contre ce chantage »
Mais si la Chine reconnaît cette dette morale, elle ne se sent pas débitrice auprès des pays africains pour autant – bien au contraire. Sous couvert de soutenir économiquement et financièrement les capitales, Pékin entend obtenir des contreparties à New York.
L’exemple le plus visible tient dans la session annuelle sur les droits de l’homme à l’Assemblée générale de l’ONU. Chaque automne depuis deux ans, les pays occidentaux y soulèvent la question des droits de l’homme au Xinjiang ou à Hongkong. Et la réponse est surprenante : des heures de séance où des dizaines de diplomates africains prennent position publiquement pour Pékin, en lisant des communiqués issus de la rhétorique du Parti communiste chinois (PCC).
« Je suis totalement contre ce chantage », a déclaré au Monde Christoph Heusgen. L’ambassadeur allemand, qui a pris sa retraite le 30 juin, était justement à la tête cette année d’un groupe qu’il a fait passer de 23 à 39 pays « inquiets » de la situation des droits de l’homme au Xinjiang et à Hongkong. « Les pays qui comprennent la réalité de la situation sont de plus en plus nombreux mais, jusqu’à maintenant, aucun pays africain ne nous a rejoints, déplore le diplomate. On voit qu’ils sont soumis à une énorme pression de Pékin. »
La Chine a pu aussi faire des « prises » stratégiques au sein des instances onusiennes grâce aux votes africains. Elle dirige maintenant quatre des quinze agences de l’ONU, dont l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Diriger ce domaine stratégique permet un accès direct de la Chine aux pays en développement.
La réforme du Conseil de sécurité
« A l’ONU, la Chine se considère elle-même comme un leader des pays du Sud, résume Paul Nantulya. Dans les salles de négociation, les diplomates chinois répètent à l’envi leur puissance financière : d’ici six à neuf ans, la Chine contribuera aux finances de l’ONU autant que les Etats-Unis. Ils savent que cela impressionne leurs homologues africains. »
Et puis il y a cet autre dossier qui fâche : la réforme du Conseil de sécurité. Cette année, les pays du G4 (Allemagne, Japon, Inde, Brésil), qui militent pour obtenir chacun un siège de membre permanent au Conseil de sécurité, avaient presque réussi à faire s’entendre les partisans de la réforme sur un nouveau texte commun. « Je pense qu’un astronaute atterrira sur Mars avant qu’une réforme sur le Conseil soit adoptée, sourit Richard Gowan, directeur ONU d’International Crisis Group (ICG). Mais dès qu’il y a le moindre signe de mouvement, la Chine surgit et étrangle le processus de négociation. »
La Chine craint en effet que le Japon et l’Inde puissent avoir la moindre chance de devenir membres permanents. « Je déjeunais régulièrement avec des diplomates chinois qui posaient sans cesse des questions sur le processus. Ça les rendait très nerveux », continue M. Gowan.
Les pays africains servent ainsi à nouveau de porte d’entrée à la Chine. « Les Chinois ont placé une énorme pression sur l’Afrique. On l’a vue faire bloquer des textes de réformes par l’ambassadeur de Jamaïque en 2013-2014, puis par ceux de deux pays du C10, la Zambie et la Sierra Leone, rapporte Christoph Heusgen. Un collègue africain m’a demandé : “Christoph, peux-tu m’aider à faire descendre le gorille de 500 kg qui s’agrippe à mon dos ?” »
S’affranchir de l’emprise chinoise
Les pays du C10 se rencontrent une fois par an en Afrique. « La Chine est très présente en marge de ces réunions, raconte un diplomate à l’ONU. On nous a raconté qu’il y a deux ans des délégations chinoises avaient envahi les couloirs de leur hôtel. » Alors que l’obtention d’au moins deux sièges permanents au Conseil de sécurité leur permettrait de s’affranchir de l’emprise chinoise, certains pays africains cèdent aux pressions.
D’autres pourtant n’abandonnent pas comme, cette année, l’Afrique du Sud ou le Nigeria. « Nous devons soutenir les pays africains à surmonter la pression, présenter leurs ambitions et réfléchir à ce que les populations africaines veulent, propose M. Heusgen. Parce qu’elles veulent absolument une meilleure représentation de l’Afrique au Conseil de sécurité. »
D’autres Etats, tels l’Egypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria ou l’Ethiopie, qui ont tous des partenariats stratégiques avec la Chine, pourraient encore mieux rééquilibrer les relations au sein de l’ONU. « Ces pays-là ont les moyens de pousser vers une réforme, confie Paul Nantulya. Cela mettrait la Chine sous pression. »
Carrie Nooten
(New York, Nations unies, correspondante)
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