Elle glisse quelques mots en français : « Ensemble, nous sommes plus fortes. » Sa capacité d’adaptation, voilà la marque de fabrique de Natalia Kanem, la directrice du Fonds des Nations unies pour la population, l’UNFPA en anglais. A la tête de cette instance onusienne spécialisée dans les questions de santé sexuelle et reproductive depuis 2016, cette grande voyageuse de 66 ans, souriante et chaleureuse, sillonne le monde, déterminée à porter le même message, des tribunes diplomatiques aux zones de conflit. Ses propos sont les mêmes au Niger, au Yémen, en Tanzanie ou en République démocratique du Congo d’où elle arrive, comme à Paris où elle est venue participer au Forum international Génération Egalité qui s’est tenu du 30 juin au 2 juillet.
Aux côtés du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, d’Emmanuel Macron, de la vice-présidente américaine, Kamala Harris, du président du Kenya, Uhuru Kenyatta, et de nombreuses militantes – quelques militants aussi – de la cause féminine, elle a martelé son credo. « L’autonomie des femmes et des filles à l’égard de leur propre corps est fondamentale pour leur santé, leur épanouissement et pour les droits de l’homme. Je le dis car nos recherches ont montré que, dans le monde, presque la moitié d’entre elles n’ont pas la possibilité de refuser des relations sexuelles, de choisir une contraception ou même de consulter un médecin ou une sage-femme. Ces décisions sont entre les mains des hommes de leur famille : leur mari, leur fils… Cela doit changer. » Quels que soient les cultures, les religions ou les modèles d’organisation sociale, la moitié de l’humanité mérite « aide, bonheur et liberté », c’est aussi simple que cela.
Situations dramatiques
A force de plaider pour le droit des femmes à choisir le nombre de leurs enfants, d’agir pour qu’elles puissent les mettre au monde et se soigner dans de meilleures conditions, l’équipe de l’UNFPA s’est trouvée confrontée à une multitude de situations dramatiques dans un monde dominé par les violences plus ou moins institutionnalisées basées sur le genre. Sous ce terme générique, le Fonds pour la population milite contre les mariages d’enfants, les grossesses précoces d’adolescentes – au Niger, 76 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans – , contre toutes les formes de viols, y compris conjugal, les mutilations génitales féminines. « Il s’agit d’atteintes aux droits humains ! Peu importe que cela ait lieu derrière la maison ou à l’hôpital ! », insiste Natalia Kanem.
Selon elle, prononcer le mot « corps » dans certains pays est déjà aussi tabou que d’évoquer le « sexe » dans d’autres. Tant pis. « Nous parlons avec respect, humour, des droits humains, et notamment de mon favori : le droit aux loisirs. Mais nous abordons la réalité des faits avec les gouvernements comme avec les chefs religieux importants ou à l’échelon de villages, avec tous ceux qui jouent un rôle dans le cycle de la vie, expose Natalia Kanem. Parfois les mots sont trop techniques, il faut les traduire à l’adresse des femmes par “votre corps vous appartient”. De toute façon, dans n’importe quel endroit de la planète, chacun sait bien ce qui juste et ce qui ne l’est pas. Or, depuis Cro-Magnon, la condition des femmes est injuste. » Elle rapporte les propos d’une grand-mère rencontrée dans l’immense camp de Cox’s Bazar au Bangladesh, où sont regroupés des réfugiés rohingya. « Cette femme m’a dit : “Bien sûr que nous aurions besoin de médicaments, mais nous avons surtout besoin de justice.” »
Coupes « dévastatrices » dans les contributions
Il reste cependant des domaines où le fonds onusien ne s’aventure pas : en particulier l’avortement, encore criminalisé dans de nombreux pays. Ses programmes en faveur de l’accès à la contraception moderne ont suffi à lui valoir l’hostilité de l’administration de Donald Trump pendant quatre ans. Les subventions du gouvernement américain s’étaient alors taries. La période a été « politiquement difficile, nous avons été très critiquées », reconnaît Natalia Kanem. Mais l’organisation a réussi à plus ou moins maintenir son budget grâce à d’autres donateurs (1,37 milliard de dollars en 2019, en baisse en 2020). « Et une nouvelle administration est arrivée maintenant », élude-t-elle.
Paris vient de rendre publique, vendredi 2 juillet, son intention d’aider son principal programme sur la santé maternelle à hauteur de 90 millions d’euros. Mais en avril, le Royaume-Uni a annoncé au contraire vouloir diminuer de 85 % sa contribution aux actions de planification familiale de l’UNFPA – réduisant ainsi les 211 millions de dollars, initialement prévus pour 2021, à 32 millions –, et de 80 % celle destinée à l’agence Onusida. Des coupes « dévastatrices », a commenté Mme Kanem, qui risquent d’empêcher de prévenir environ 250 000 décès maternels et infantiles, 14,6 millions de grossesses non désirées et 4,3 millions d’avortements à risque. C’est ainsi que l’on compte à l’UNFPA.
« La “tech” est masculine. Par exemple, des algorithmes imposent un plafond bancaire à une personne qui gagne bien sa vie, juste parce qu’elle est une femme » Natalia Kanem, directrice de l’UNFPA
Progressivement, l’organisation a élargi sa palette d’actions à la défense des femmes handicapées, âgées, des LGBT+… Si des revendications nouvelles se font jour, des discriminations supplémentaires émergent aussi avec la généralisation d’un monde numérique qui n’échappe pas aux stéréotypes de genre. « La “tech” est masculine, assure Natalia Kanem. C’est la raison pour laquelle des algorithmes imposent, par exemple, un plafond bancaire à une personne qui gagne bien sa vie, juste parce qu’elle est une femme. » Elle se dit aussi préoccupée par la stigmatisation et le harcèlement dont peuvent être victimes celles qui s’expriment sur Internet.
« L’encouragement, ça marche »
Son engagement à elle remonte à 1975. Cette année-là, la jeune étudiante en médecine traverse les Etats-Unis en train et en autocar pour se rendre à Mexico, où l’ONU organise sa première conférence mondiale sur le statut des femmes. La future directrice de l’UNFPA a les yeux qui brillent encore à cette évocation. Elle commence alors à se frotter à la dure réalité des enfants maltraités dans les services de pédiatrie où elle exerce. « Une radiographie d’un os cassé, cela peut être très émouvant », glisse-t-elle. Toute sa carrière se passera ensuite dans l’univers de la santé publique et de la philanthropie au sein de fondations américaines.
Natalia Kanem est née au Panama le 8 novembre 1954, « dans un foyer humble de quatre enfants ». Son père était « le premier dentiste noir de ce pays, il lui arrivait de soigner les gens gratuitement ». Un an après son décès, lorsqu’elle avait 6 ans, la petite fille est envoyée chez des proches dans l’Etat de New York. « Moi, la petite immigrée qui parlait espagnol, j’ai dû m’adapter, témoigne-t-elle. Je crois que cela m’a rendue sensible aux autres et bienveillante. » L’école publique, des professeurs « merveilleux », un travail acharné, des bourses : elle finit bardée de diplômes de l’université Columbia et de Harvard. « Je suis la preuve que l’encouragement, ça marche. » Elle a étudié, entre autres, la médecine préventive, l’épidémiologie, l’histoire aussi. Celle de l’Afrique la fascine.
Elle a été en poste plusieurs fois dans ce continent, elle s’y rend souvent, et en apprécie visiblement les étoffes chatoyantes qu’elle porte fréquemment. Elle y puise son inspiration quand le découragement risquerait de la guetter. « Je pense alors à Mama Egbla, une militante si sincère qui lutte contre les mutilations génitales au Soudan, raconte-t-elle. Un jour, je lui ai demandé comment elle s’y prenait, elle a juste répondu : “Dès que j’ai vent de quelque chose, mes amies et moi nous prenons une tasse à café et nous allons dialoguer avec la famille.” »
En 1994, Natalia Kanem a assisté à la Conférence internationale sur la population et le développement au Caire, en Egypte. Celle-ci reste dans les mémoires car elle a permis une prise de conscience partagée de l’importance de la santé sexuelle et reproductive, indissociable des enjeux essentiels de la démographie et du développement, mais aussi des droits humains et de l’égalité entre les sexes. En 2019 au Kenya, Mme Kanem est la vedette de la cérémonie de clôture du Sommet de Nairobi, qui célèbre les 25 ans de cet événement. Elle chante et danse sur scène au milieu de son équipe de jeunes collaborateurs. La joie, c’est important pour convaincre que le changement est possible.
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