Parler de fascisme à propos de la France actuelle n’est pas un abus de langage

Le sociologue Ugo Palheta dépeint très justement la situation : «Il n’y a pas de régime fasciste en France actuellement, mais il y a des mouvements politiques qui propagent diverses idéologies fascistes.» Il ne faut pas tomber dans le piège de la banalisation.

À la vue des événements récents, cette une du journal L’Humanité résume assez bien mon sentiment :

 

Et ce n’est pas seulement sous le coup des dernières actualités. On peut dire que cela fait longtemps que l’on voit monter les extrêmes droites. En tant que féministe, depuis plusieurs années, j’assiste à la progression de la sphère masculiniste. On les a vus devenir de plus en plus nombreux, aux États-Unis d’abord, ici ensuite. En ligne en premier lieu, mais ailleurs de plus en plus. Ce n’est donc pas une nouveauté.

Mais il faut avouer que le temps passant, et la présidentielle approchant, on a parfois l’impression que l’élection est déjà faite. Et puis, aussi, il y a cette sensation que, dans ce pays, il n’y aurait que les gens d’extrême droite qui voteraient. Et le reste de la droite qu’il faudrait séduire. Comme si nous, les gens de gauche, on avait été effacés de la carte.

On n’existe plus.

 

Vous avez dit «fascisme»?

 

Parfois, j’entends dire que c’est parce que la gauche n’aurait plus d’idées. Mais c’est faux. Il suffit de s’intéresser un peu pour constater le bouillonnement d’idées dites progressistes, notamment sous l’impulsion des problématiques écologiques et féministes. En vérité, les idées existent, mais elles sont inaudibles. Comme je l’ai déjà écrit, l’extrême droite mène l’agenda, impose ses thèmes, et la gauche n’est sollicitée que pour y réagir.

Et puis, parfois, on a l’impression que plus personne ne considère que tout cela est grave. Comme si la montée du néofascisme en France n’était pas plus que ça un problème. Il y a comme un goût d’acceptation dans l’air. Comme une arrière-saveur de «bah… tant pis hein». Et je comprends. Je comprends qu’on agite les mots d’extrême droite et de fascisme depuis trop longtemps et qu’à force, c’est comme s’ils s’étaient usés.

Mais il ne faut pas tomber dans ce piège de la banalisation.

À ce sujet, j’ai lu une interview absolument remarquable d’Ugo Palheta, chercheur, auteur de La possibilité du fascisme. Intitulée «Le fascisme a muté», elle est disponible chez les collègues de CQFD, allez la lire, c’est passionnant. L’universitaire explique bien la difficulté actuelle à employer le terme de fascisme (qu’il juge pourtant juste). Si on dit «fascisme», tout le monde a le réflexe de comparer avec la situation dans l’entre-deux-guerres, et comme il y a évidemment des différences, on se dit que ce n’est pas du fascisme, et qu’il faut arrêter de s’alarmer ainsi.

«L’usage du concept de fascisme charrie à l’évidence un danger d’anachronisme, du moins si l’on pense la résurgence du fascisme comme une répétition trait pour trait ou comme le produit d’une continuité revendiquée», analyse-t-il. Il ne faut pas chercher un comparatif trait pour trait. D’ailleurs, comme l’a bien mis en lumière Mediapart, l’extrême droite elle-même est multiple.

 

Ugo Palheta définit ainsi le mouvement fasciste: «Mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une “communauté imaginaire” considérée comme organique (nation, “race” et/ou civilisation), par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation.» Et de rappeler qu’«il n’y a pas de régime fasciste en France actuellement, mais il y a des mouvements politiques qui propagent diverses idéologies fascistes».

 

Il faut garder l’enthousiasme nécessaire à la lutte

 

Dans un autre article (long et très détaillé) sur le site de Contretemps, il rappelle l’essence contradictoire du fascisme: «Le fascisme se développe et gagne une large audience en se présentant comme une force capable de défier le “système” mais aussi de rétablir “la loi et l’ordre”; c’est cette dimension profondément contradictoire de révolte réactionnaire, mélange explosif de fausse subversion et d’ultra-conservatisme, qui lui permet de séduire des couches sociales dont les aspirations et les intérêts sont fondamentalement antagonistes.»

Donc: «La victoire du fascisme est le produit conjoint d’une radicalisation de pans entiers de la classe dominante, par peur que la situation politique leur échappe, et d’un enracinement social du mouvement, des idées et des affects fascistes.» Je vous laisse réfléchir à où nous en sommes dans le processus de fascisation. (Mais il est clair que la prise de position de Raphaël Enthoven préférant Le Pen à Mélenchon participe de cette peur de la classe dominante.)

Palheta explique en outre que le faible niveau d’organisation des classes populaires les rend perméables aux discours complotistes. «Ce qu’a offert pendant longtemps le mouvement ouvrier, à une échelle de masse, ce sont non seulement des solidarités collectives et un espoir de transformation sociale, mais c’est aussi une grille de lecture rationnelle du monde à partir notamment des antagonismes sociaux fondamentaux: des classes et des luttes de classes. […] Quand vous ne croyez plus en rien, vous êtes prêts à croire n’importe qui et n’importe quoi.»

Il fait donc des gauches le principal pilier dans la lutte antifasciste. Si on voit le fascisme comme le résultat de crises du système capitaliste, alors pour lutter contre lui, il faut modifier le système économique et politique.

 

Ces analyses pourraient être plombantes, mais je me dis qu’il faut les envisager à l’inverse. Qu’il faut réussir à conserver notre enthousiasme. Peut-on être enthousiaste quand on lutte contre le fascisme? Vu l’énergie, l’obstination et le courage que cela demande et va de plus en plus demander, je crois qu’il vaut mieux répondre «oui» à cette question, sinon nous ne tiendrons pas la distance.

 

 

 

Titiou Lecoq

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 

 

Source : Slate

 

 

 

 

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