
Si elle veut contrer l’influence de la Chine, de la Russie ou de la Turquie en Afrique, l’Europe doit se débarrasser de tous soupçons colonialistes et engager une réflexion sur cet héritage, explique, dans sa chronique, Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. Le saviez-vous ? Rendant compte en « une », le 21 février 1957, d’un progrès décisif dans la négociation des Six sur un marché commun européen, Le Monde titrait : « Première étape vers l’Eurafrique ». Réunis à Matignon, les chefs de gouvernement des six pays fondateurs n’avaient mis que treize heures – déjà ! – pour lever les derniers obstacles au traité qui devait être signé à Rome. Face aux Allemands et aux Néerlandais qui « traînaient les pieds », nous raconte l’article de Pierre Drouin, la France avait notamment réussi à imposer l’association des territoires d’outre-mer au marché commun. A sa signature le 25 mars 1957, le traité de Rome couvrait une zone territoriale dont 75 % étaient situés hors de l’Europe géographique : essentiellement les colonies françaises et belges d’Afrique.
Plus de six décennies plus tard, un président français qui se targue d’être né après la colonisation confie au Journal du dimanche, entre Kigali et Pretoria, sa fierté d’avoir « réussi à bâtir un axe euro-africain ». Rien à voir, bien sûr, avec la défunte « Eurafrique » dont Léopold Sédar Senghor, qui y voyait un véhicule de développement pour son continent, fut le plus ardent défenseur, alors qu’elle n’était qu’un prolongement de l’empire colonial.
Un thème majeur
Mais « l’axe euro-africain » dont rêve Emmanuel Macron, et qui n’a pour l’instant qu’une timide traduction diplomatique, illustre l’idée d’une communauté de destin entre le Vieux Continent et ce continent si jeune où, M. Macron en est convaincu, « se jouera une partie du basculement du monde ». Pour que cette communauté de destin se forme, cependant, il faut l’établir sur des bases fondamentalement différentes. Le président français s’y est attelé, en s’appuyant notamment sur une diplomatie mémorielle volontariste ; la dimension européenne de cet effort, elle, se fait attendre.
C’est pourtant un thème majeur pour l’Union européenne (UE). Sur deux fronts : celui de la géopolitique et celui de l’identité européenne.
Le discours identitaire, avec la montée du mouvement décolonial aux Etats-Unis, « est en passe de détrôner le discours de la guerre froide centré sur l’affrontement entre démocratie et communisme, nous dit l’essayiste Ivan Krastev. Dans un tel contexte, l’Europe est en position de faiblesse en Afrique face à la Chine : la Chine se présente comme une victime du colonialisme qui défend la souveraineté des Etats postcoloniaux contre les pratiques européennes néocoloniales ». Si elle veut contrer l’influence de la Chine, de la Russie ou de la Turquie en Afrique, l’Europe doit se débarrasser de tous soupçons colonialistes.
Le débat sur l’identité européenne ne peut pas non plus se dispenser d’une réflexion sur l’héritage colonial. Chercheur au think tank Chatham House à Londres, Hans Kundnani a lancé la discussion dans un article publié en février par The New Statesman : « Que signifie être pro-européen aujourd’hui » ? De père indien et de mère néerlandaise, élevé en Grande-Bretagne, Kundnani explique que l’affirmation « agressive » de l’identité européenne le met « mal à l’aise », car elle exclut la part asiatique de sa propre identité. A l’époque coloniale, le terme « Européen » désignait les Blancs. Kundnani voit « une sorte de continuité entre le colonialisme européen et le projet européen », le second remplaçant le premier ; il note aussi que le récit de la construction de l’UE « passe sous silence l’histoire du colonialisme et ses implications ».
Le fait est que, si le récit de l’UE puise abondamment dans les guerres meurtrières qui ont ravagé le continent, dans l’indispensable réconciliation franco-allemande puis dans le combat de la liberté contre le communisme pendant la guerre froide, il est muet sur le fait colonial, pourtant présent à la naissance comme le rapportait Le Monde en 1957 et qui, après les différents élargissements, ne concerne pas que la France et la Belgique.
L’héritage des Lumières
Trois mois plus tard, Hans Kundnani nous dit avoir été surpris par la vigueur des réactions à son article au sein de l’establishment européen, sur un débat pourtant installé dans les cercles académiques. Ce qui a le plus choqué, en réalité, est l’autre élément de son argumentaire, selon lequel en se prétendant « civilisationnel », le projet européen serait exclusif de la diversité ethnique. Non, lui a répondu Mark Leonard, directeur du think tank European Council on Foreign Relations ; pour l’Europe, « l’Autre » n’est pas la population non blanche ; « le principal Autre de l’Europe, c’est son propre passé ».
Pour l’économiste et chercheur Shahin Vallée, on peut avoir une conception du projet européen inspiré des Lumières, universaliste et, à ce titre, ouvert à la diversité. Mais, nous dit-il, « la reconnaissance du fait colonial est centrale, car elle explique les origines de la société multiculturelle et multicultuelle » en Europe. C’est aussi ce qui déterminera un débat rationnel sur les migrations. Dans la quête des éléments constitutifs de cette identité européenne, d’autres, comme Martin Sandbu, chroniqueur au Financial Times, préfèrent retenir l’héritage fondateur des Lumières, l’économie sociale de marché et le dépassement de l’Etat-nation.
A l’heure où l’Europe se cherche un nouveau récit susceptible de faire pièce aux récits américain, russe ou chinois, elle n’a plus le luxe de choisir entre les pans de son histoire qu’elle veut bien éclairer et ceux qu’elle préfère laisser dans l’obscurité – surtout quand certains pans, comme la colonisation, ne sont pas communs à tous les Etats européens.
L’héritage des Lumières impose, précisément, ce devoir de mémoire, que boudent les régimes autoritaires et que les extrêmes de tout bord cherchent à travestir. La restitution aux pays d’Afrique du patrimoine culturel saisi pendant la conquête coloniale est un élément de ce processus. Elle a commencé.
Sylvie Kauffmann
(éditorialiste au « Monde »)
Source : Le Monde
Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com