Une enquête de la télévision publique danoise affirme que l’agence de renseignement américaine a détourné les systèmes danois de surveillance électronique pour espionner certains de ses plus proches alliés.
En matière de renseignement, on a coutume de dire que les amitiés n’existent pas. La France et certains de ses plus proches alliés en ont fait l’expérience : plusieurs parlementaires et hauts fonctionnaires allemands, français, norvégiens et suédois ont été espionnés par la National Security Agency (NSA), l’agence de renseignement américaine chargée des écoutes électroniques, en détournant les systèmes de surveillance électronique danois.
C’est ce qu’avance, dimanche 30 mai, une enquête de la télévision publique danoise (DR), à laquelle Le Monde, la Süddeutsche Zeitung, les chaînes allemandes NDR et WDR, ainsi que les télévisions publiques suédoise (SVT) et norvégienne (NRK) ont eu accès. DR se fait l’écho d’un rapport interne aux services de renseignement danois démontrant que la NSA a espionné des personnalités politiques européennes de premier plan en 2012 et en 2014, en utilisant les systèmes danois d’écoute de câbles sous-marins de télécommunications. Un accès dont l’agence américaine disposait en vertu d’accords avec le Danemark.
Parmi les cibles se trouvent la chancelière allemande, Angela Merkel, ainsi que deux candidats malheureux à la chancellerie, respectivement en 2009 et 2013 (Frank-Walter Steinmeier, chef de l’opposition sociale-démocrate au Bundestag puis ministre des affaires étrangères et actuel président de la République, et Peer Steinbrück, une des principales figures du SPD, le Parti social-démocrate).
Le Danemark complice
DR s’est entretenu avec de multiples sources ayant eu un accès à ce rapport confidentiel et très technique bouclé en mai 2015 par le service de renseignement militaire danois (Forsvarets Efterretningstjeneste, FE). Ces travaux ont débuté en 2013 : à l’époque, le FE souhaite, dans la foulée des révélations d’Edward Snowden sur les pratiques de la NSA, faire la lumière sur l’usage qu’a fait la puissante agence de renseignement américaine de ses installations d’interception au Danemark.
Quatre agents spécialisés se sont donc réunis dans le plus grand secret pour se pencher sur les « sélecteurs », des « mots-clés » (en réalité des numéros de téléphone ou des adresses e-mail, parfois d’autres éléments plus techniques) choisis en 2012 et en 2014 par la NSA, que le système d’interception recherchait et extrayait du flux de données interceptées au Danemark.
Les conclusions de ce rapport secret, intitulé « Dunhammer » et long d’une quinzaine de pages, sont sans équivoque : la NSA a profité de son partenariat avec le Danemark pour espionner des pays alliés, rendant Copenhague complice, au moins par naïveté, des velléités de surveillance de son partenaire.
Sur la foi des « sélecteurs » inspectés, le rapport Dunhammer établit que, outre les trois personnalités politiques allemandes, de hauts responsables français, suédois et norvégiens ont été directement espionnés, sans que leurs noms ne puissent être confirmés solidement par DR à ce stade.
Sollicitée, la NSA n’a pas voulu apporter de commentaire, pas plus que le service de renseignement militaire danois. La ministre danoise de la défense, Trine Bramsen, a refusé de s’exprimer sur ces révélations, tout en affirmant que « l’écoute systématique de proches alliés est inacceptable ». Contacté par Le Monde et informé que des personnalités françaises figuraient parmi les cibles de la NSA, l’Elysée n’a pas souhaité réagir ni répondre à nos questions. Le ministère des affaires étrangères n’a pas donné suite à nos sollicitations.
« Si ces faits sont avérés, ils sont évidemment inacceptables, et nous l’avons fait savoir aux partenaires concernés », juge cependant un haut responsable des autorités françaises. « Nous leur avons demandé des explications ainsi que des garanties que ces pratiques avaient cessé. Ces questions très sensibles sont traitées par les canaux appropriés », ajoute-t-il. Interrogée par la Süddeutsche Zeitung, la chancellerie allemande a déclaré apprendre la nouvelle mais n’a pas non plus désiré réagir.
De son côté, M. Steinmeier a expliqué n’avoir « ni connaissance ni souvenir qu’il ait pu être surveillé par les services secrets danois », tandis que Peer Steinbrück, interrogé par la WDR, évoque un « scandale », sans toutefois se dire surpris par les faits avancés. Interrogé par SVT, le ministre suédois de la défense, Peter Hultqvist, a affirmé « prendre cette situation au sérieux » et avoir demandé des explications à son homologue danois. Même son de cloche chez le ministre norvégien de la défense, Frank Bakke-Jensen.
« Portes complètement ouvertes »
Ce n’est pas la première fois que la NSA est accusée d’avoir espionné des dirigeants alliés. En 2013, sur la base des documents Snowden, la presse avait déjà révélé qu’Angela Merkel était espionnée depuis l’ambassade américaine à Berlin. Il apparaît désormais que la dirigeante d’un des principaux alliés des Etats-Unis était mise sur écoute en plusieurs points d’Europe. En 2015, des « sélecteurs » consultés par Libération, la Süddeutsche Zeitung et Mediapart montraient aussi que M. Steinmeier avait été surveillé.
Dans la foulée des révélations concernant Mme Merkel et du scandale qu’elles avaient occasionné, Barack Obama avait promis de cesser la surveillance de ses alliés. Les mots-clés inspectés dans le rapport Dunhammer ont été entrés dans le système en 2012 et en 2014, mais DR n’est, à cette heure, pas en mesure de dire si des hauts responsables ont été surveillés postérieurement à la promesse du président des Etats-Unis.
Le Danemark savait-il que son système d’espionnage était détourné pour viser des pays amis, et dans la plupart des cas membres de l’Union européenne ?
Les autorités suédoises, norvégiennes et allemandes ont déclaré ne pas avoir été informées des conclusions du rapport par le Danemark. Le ministre norvégien de la défense a expliqué avoir été contacté par son homologue danois vendredi, trois jours après que ce dernier a été sollicité par DR en amont de la publication de leur enquête. L’Elysée n’a pas souhaité répondre sur ce point concernant la France.
Ces révélations mettent à nouveau en lumière les partenariats entre services, un des aspects les plus secrets du monde du renseignement. Celui entre la NSA et FE a été renforcé il y a une dizaine d’années avec la mise en place, sur le sol danois, d’un système d’interception massive de données sur les câbles sous-marins, plusieurs d’entre eux atterrissant dans le pays depuis la mer Baltique. Le Danemark a ainsi emboîté le pas à de nombreux pays qui disposent d’installations similaires pour puiser des informations dans ces câbles qui transportent une grande partie des communications mondiales.
« Avant cela, on pouvait écouter un peu de-ci, de-là. Les portes se sont complètement ouvertes. Le seul problème, c’était de manipuler et de stocker toutes les données disponibles », explique à DR une de leurs sources au sein des services danois. C’est à cette fin qu’a été construit, avec l’aide de la NSA, un centre de stockage au sein même d’une installation des renseignements danois, sur la pointe sud de l’île d’Amager, au sud de Copenhague. C’est là qu’arrivent les données extraites des câbles avant d’être filtrées et entreposées.
La collaboration continue
Grâce aux révélations de Snowden, on sait que la NSA a proposé plusieurs accords de ce type à ce qu’elle appelle ses « partenaires tiers » : l’agence américaine apporte son savoir-faire technique et logistique pour mettre en place une installation d’écoute au sein du pays partenaire. Leur usage est ensuite partagé, la NSA pouvant utiliser ces installations pour rechercher ses propres mots-clés dans le flux des communications interceptées. En 2010, selon un document de la NSA fuité par Edward Snowden, la NSA entretenait cinq de ces partenariats.
En Allemagne, la révélation d’un accord de ce type entre les services de renseignement du pays et la NSA avait fait scandale et débouché sur une enquête parlementaire. Au Danemark, tout l’état-major de FE a été suspendu en août et son ancien dirigeant, sur le point de devenir ambassadeur à Berlin, a été rappelé. La collaboration avec la NSA, elle, continue.
Martin Untersinger
Source : Le Monde
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