Tidjane Thiam : dans la lutte contre la crise du Covid-19, « les pays africains ne demandent pas de faveur »

Paris accueille ce mardi un sommet sur la relance des économies africaines. Le financier franco-ivoirien Tidjane Thiam plaide pour qu’une attention particulière soit accordée aux PME du continent, garantes de « stabilité sociale ».

Le financier franco-ivoirien et ancien patron de Credit Suisse, Tidjane Thiam, appartient au quatuor de haut niveau mis sur pied par l’Union africaine (UA) pour contrer l’hécatombe économique tant redoutée en Afrique, aux côtés de la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, du Sud-Africain Trevor Manuel et du Rwandais Donald Kaberuka.

Dans la lignée de ces travaux, il a contribué à la préparation du sommet du 18 mai à Paris, consacré à la relance des économies africaines. Dans une interview au Monde, il rappelle que les pays africains souhaiteraient « pouvoir, comme les autres, prendre et bénéficier de mesures exceptionnelles face à une crise elle-même exceptionnelle ».

 

Le sommet du 18 mai est consacré à la relance des économies africaines qui sont très fragilisées par la crise sanitaire. La communauté internationale en fait-elle suffisamment pour aider l’Afrique ?

 

Je l’ai toujours dit, le développement de l’Afrique est d’abord et avant tout l’affaire des Africains. Par exemple, il leur revient de bien gérer leurs finances publiques et d’être transparents sur la dette. Mais face à un choc de cette ampleur, personne ne peut s’en sortir en comptant uniquement sur lui-même. Les stimuli qui ont été mis en place en Occident ont été financés par la dette et les marchés de capitaux. Les vaccins sont produits et échangés partout dans le monde.

Tous les pays ont donc en quelque sorte bénéficié de l’existence et de la solidarité de la communauté internationale. Des plans de relance d’une ampleur sans précédent ont été mis en place avec une grande célérité et sans s’embarrasser de trop de règles. Je plaide pour la normalisation de l’Afrique. Les pays africains ne demandent pas de faveur mais simplement de pouvoir, comme les autres, prendre et bénéficier de mesures exceptionnelles face à une crise elle-même exceptionnelle

 

Quelles sont les attentes des pays africains concernant le sommet du 18 mai ?

 

Je ne peux pas parler au nom de l’Afrique qui sera représentée par de nombreux chefs d’Etat le 18 mai. A titre personnel, ce que je souhaite, c’est que les progrès économiques du continent soient reconnus et que l’accent reste mis sur ses opportunités. Quand j’ai commencé ma carrière en 1986, le PIB de l’Afrique était de l’ordre de 600 milliards de dollars. Il est aujourd’hui de 2 500 milliards de dollars. C’est une progression énorme. L’enjeu d’aujourd’hui, c’est que toutes ces années ne soient pas perdues.

Il existe beaucoup de talents sur le continent. Regardez ce qu’a accompli le jeune entrepreneur nigérian Shola Akinlade, qui sera présent au sommet. Lui qui n’avait jamais quitté l’Afrique a été repéré à Lagos par un incubateur américain. On l’a fait venir en Californie et aidé à trouver des fonds propres pour la société qu’il avait lancée dans le domaine du paiement digital. Son entreprise vient d’être rachetée par Stripe, le géant américain des paiements.

Ce qu’il faut, c’est mobiliser des ressources et arriver à les faire descendre par capillarité jusqu’aux plus petites entreprises africaines, afin qu’elles n’aient pas besoin d’aller en Californie pour se faire financer. Cette emphase mise sur le tissu entrepreneurial africain est l’un des grands sujets du sommet, tout comme l’importance du numérique qui constitue une opportunité extraordinaire pour le continent.

 

Et concernant le court terme ?

 

Il y a évidemment toutes les mesures générales à prendre au niveau macroéconomique pour assurer le financement des Etats africains. Cela concerne les initiatives en matière de restructuration et de transparence de la dette, mais aussi les DTS [droits de tirage spéciaux] du FMI.

Parmi les envoyés spéciaux de l’Union africaine dont je suis, nous avons beaucoup poussé pour l’émission de DTS dès le début de la crise car elle ne peut être résolue en Afrique sans un apport d’argent frais. L’administration américaine n’y était pas favorable, mais il y a eu un vrai changement avec l’élection de Joe Biden. Ces DTS correspondent à 34 milliards de dollars pour l’Afrique qu’on n’aurait pas eu autrement.

C’est un énorme acquis même si ce n’est pas encore suffisant. Les besoins de l’Afrique sont évalués entre 130 et 200 milliards de dollars sur la période 2021-2025. C’est pourquoi il est crucial que le sommet s’engage fermement à réallouer les DTS créés depuis les pays riches qui n’en ont pas besoin vers les pays pauvres.

Une telle décision, à laquelle le FMI est favorable, dégagera 100 milliards de dollars pour l’Afrique qui permettront de sauver de très nombreuses vies. Pour l’instant, nous sommes soumis à des calendriers politiques. Aux Etats-Unis notamment, tout doit être ratifié par le Congrès. C’est compréhensible mais, sur le terrain, il y a urgence.

 

Comment les pays africains peuvent-ils séduire les capitaux étrangers ?

 

En s’attachant à choyer le cœur de leur propre économie, c’est-à-dire l’ensemble des hommes et des femmes qui travaillent à produire des biens et des services. Le succès des microentreprises et des PME africaines est essentiel : elles sont le premier pourvoyeur d’emploi. Sans elles, il ne peut y avoir de stabilité sociale ni politique. On doit leur donner davantage accès à des financements, notamment des fonds propres. C’est ce qui leur permettra de grandir et d’innover.

Beaucoup d’attention est focalisée sur la question des investissements directs étrangers. Mais quand le patron d’une grande entreprise cherche à investir dans un pays, la première chose qu’il regarde, c’est le sort fait aux entreprises locales. D’autant que lorsque l’on réfléchit à entrer sur un nouveau marché, on cherche toujours des partenaires locaux pour réduire les risques. Si on n’en trouve pas, dans la plupart des cas on ne s’engagera pas. C’est un peu comme un astronaute qui explorerait une nouvelle galaxie : avant d’atterrir sur une planète et d’enlever son scaphandre, il regardera s’il y a de la vie et de l’oxygène.

Le décollage économique d’un pays s’appuie avant tout sur la réussite de ses entreprises, y compris les plus petites. Evidemment, c’est un processus qui peut prendre des décennies. Mais il n’y a pas d’autres solutions pour créer des emplois et de la richesse de manière inclusive et responsable.

 

Comment les Etats africains peuvent-ils réussir à mobiliser davantage leurs ressources domestiques que sont l’épargne et l’impôt ?

 

La clé, à nouveau, c’est d’avoir des entreprises qui parviennent à créer de la valeur. Et plus il y en aura qui réussissent, plus elles seront disposées à payer des impôts. Pour cela, il faut aussi que les systèmes publics soient vus comme justes et efficaces. L’acceptation de l’impôt est plus forte lorsque celui-ci paraît bien utilisé. En consentant à payer l’impôt, le citoyen indique à son Etat qu’il le trouve légitime.

Rappelons-nous que les Etats-Unis ont été créés sur une révolte fiscale, quand les colons américains se sont soulevés contre la Grande-Bretagne autour du slogan « No Taxation Without Representation » [« Pas d’imposition sans représentation »].

Souvent, quand on parle de démocratie, on ne s’intéresse qu’à son aspect le plus formel : les élections. Or, selon moi, l’impôt, l’allocation de la dépense publique, son efficacité, sont au cœur d’un fonctionnement sain de la démocratie. Le consentement à l’impôt est l’un des meilleurs indicateurs de la qualité du secteur public dans un pays.

Les finances publiques d’un certain nombre de pays africains sont dans un état critique. Faut-il s’attendre à une vague de restructurations ?

 

 

Il y a de gros efforts en cours pour traiter ce problème qui ne peut pas être réglé dans l’urgence. Le mécanisme du « cadre commun », qui a été adopté par le G20, est une avancée majeure. Qu’on puisse mettre autour d’une même table le Club de Paris, le G20 et surtout la Chine, a longtemps semblé impossible. Il faut d’ailleurs saluer l’attitude de la Chine sur ce point. En acceptant de participer, elle a pris une décision politique très importante.

Lire aussi Sortir l’Afrique du piège de la dette

 

L’objectif désormais est de réduire la vulnérabilité de ces économies et la probabilité qu’il y ait dans le futur de nouvelles crises de la dette. J’ai été très impliqué dans les années 1990 dans l’initiative PPTE [Pays pauvres très endettés]. Ses détracteurs disaient qu’en allégeant massivement la dette, on risquait d’encourager un relâchement de la discipline des emprunteurs. Il faut veiller à tirer toutes les leçons du passé. Des chocs exogènes, imprévus, il y en aura toujours. Apres les difficultés récentes, il faut rendre les stratégies des pays plus prudentes et résilientes.

 

L’Afrique est-elle surendettée ?

 

L’Afrique fait 32 millions de kilomètres carrés. On peut juxtaposer sur notre continent les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et il resterait encore de la place ! Les évaluations concernant l’Afrique tout entière n’ont pas de grande signification économique. Cela revient à agréger des pays qui sont dans un ratio de taille de 1 à 1 000 et qui fonctionnent très différemment.

 

Comment évaluez-vous la riposte continentale contre le Covid-19 ?

 

Le Covid a déjà causé beaucoup de souffrance sur le continent et je le regrette. Mais dans ce contexte, la mobilisation des dirigeants m’a extraordinairement impressionné. Est-ce que tout a été parfait ? Non bien sûr. Mais l’implication personnelle des chefs d’Etat sous le leadership du président sud-africain Cyril Ramaphosa, alors président en exercice de l’UA, mais aussi du président rwandais Paul Kagame ou sénégalais Macky Sall, a été sans précédent, avec l’appui de l’Union africaine. Nous avions des réunions virtuelles chaque semaine auxquelles ils participaient avec assiduité.

J’ai été particulièrement frappé par le travail mené par le CDC Africa [Centre de contrôle et de prévention des maladies de l’Union africaine] avec le docteur John Nkengasong, qui est aujourd’hui l’un des experts mondiaux dans le domaine de la santé. Je pense aussi à tout ce qui a été entrepris sur l’approvisionnement en vaccins avec [l’homme d’affaires zimbabwéen] Strive Masiyiwa.

L’Afrique a été la première à se doter d’une plate-forme d’achats d’équipements médicaux et c’est une jeune informaticienne sénégalaise qui a bâti ce système. On a fait plus de progrès en quelques mois que je n’avais rêvé en voir dans toute ma vie. Tout cela a rendu plus visible une réalité sous-jacente, car ces talents africains, ces compétences existaient déjà.

 

 

Source : Le Monde

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page