Paul Kagame : « Je laisse au président Macron le choix des mots. Des excuses ne peuvent venir à la demande »

Le président du Rwanda, en visite à Paris, a répondu aux questions du « Monde » sur l’état des relations entre la France et son pays.

Entre le Rwanda et la France, le passé et le présent semblent étroitement imbriqués. En visite à Paris, lundi 17 mai, à l’occasion d’un sommet sur les économies africaines, le président rwandais, Paul Kagame, a été reçu par Emmanuel Macron, qui envisage de se rendre à Kigali à la fin du mois. Dans la matinée, le dirigeant a accordé un entretien au Monde dans lequel il revient sur le réchauffement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali, depuis notamment la remise du rapport de la commission Duclert, sur le rôle de la France entre 1990 et le génocide des Tutsi en 1994. Paul Kagame répond aussi aux nombreuses critiques sur les violations des droits de l’homme dans son pays.

Le rapport Duclert a souligné l’aveuglement de la France au Rwanda, entre 1990 et 1994, mais n’a pas retenu l’idée d’une complicité dans le génocide commis contre les Tutsi. A vos yeux, cette complicité est-elle établie ?

 

Le rapport dit que la France porte une énorme responsabilité dans ce qui s’est passé. C’est très important. La complicité n’a pas été retenue, cela signifie peut-être qu’il reste du travail à accomplir, qu’on peut mieux expliquer les manques dans ces conclusions. Mais nous avons un autre rapport de notre côté [commandé au cabinet d’avocats américain Muse], qui va plus loin et indique une forme de complicité.

Techniquement, juridiquement, je ne veux pas être embarqué dans cette discussion. J’ai déjà dit beaucoup de choses dans le passé que je ne veux pas répéter. Les commissions ont été créées pour assainir l’air. Je ne veux pas leur porter préjudice.

Vous semblez avoir modéré vos positions, si on se souvient des paroles très sévères que vous teniez contre la France, à l’occasion du 10e anniversaire du génocide, en 2004. Vous disiez alors que Paris, « en toute connaissance de cause, a formé et payé des soldats gouvernementaux et des milices qui allaient commettre le génocide »…

Le rapport dit-il quelque chose de radicalement différent ? Je vois des similitudes. Les deux rapports, Duclert et Muse, ne disent pas que mes propos étaient faux.

En 2010, le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, en visite à Kigali, évoquait les « erreurs politiques » commises par la France. Quelle est l’explication de l’aveuglement de Paris ?

 

Je souhaite vraiment que la France s’avance et dise ce qu’elle souhaite. Je ne veux pas parler pour ou contre la France, ce n’est pas mon affaire. J’ai dit ce que je pensais, mais des dynamiques différentes sont en jeu à présent. Les auteurs du rapport Muse m’ont interrogé, pas ceux du rapport Duclert. Je ne m’en plains pas. Je n’ai pas abouti aux mêmes conclusions que ce dernier. Je parle en mon nom et je laisse la France parler en son nom. Je souhaite qu’on parvienne à une forme d’épilogue et qu’une nouvelle situation émerge.

Emmanuel Macron est attendu à Kigali, le 27 mai. Espérez-vous des excuses ?

 

Pendant tout ce temps, depuis le génocide, on a fait des allers-retours. Le système français voulait même inculper nos dirigeants, nos officiers militaires. Dans l’autre sens, notre justice a dit : non, c’est untel et untel qui devrait être inculpé. Beaucoup de gens étaient dans le déni total. A présent, le président Macron, s’appuyant aussi sur ce que Nicolas Sarkozy avait dit au Rwanda sur les fautes commises, a eu le courage de mettre en place une commission. Quand on dit qu’untel porte une lourde responsabilité, a été aveugle, a soutenu, il s’agit d’une énorme mise en accusation, d’une certaine façon. C’est aussi un nouveau pas dans l’admission que des choses inacceptables sont arrivées. Il faut reconnaître cette avancée et l’encourager. C’est ce que nous faisons. Je laisse au président Macron le choix des mots. Des excuses ne peuvent venir à la demande. Elles doivent être sincères. Ce n’est pas à moi, ou à quiconque, de demander des excuses.

Vous avez beaucoup critiqué le rapport Mapping de l’ONU sur les crimes commis au Congo entre 1993 et 2003. Mais pourquoi ne pas reconnaître que des crimes ont aussi été commis contre des Hutu en fuite, parmi lesquels de très nombreux génocidaires ? Ne nourrissez-vous pas ainsi les discours mensongers des révisionnistes sur le « double génocide » ?

 

Le rapport Mapping a été créé pour promouvoir cette idée du double génocide. Certaines personnes ont prétendu qu’un autre génocide avait été commis contre les Hutu ou les gens au Congo. Mais la vraie raison, qui explique la rédaction des rapports Muse et Duclert, est qu’il y eut un effort pour effacer toute association avec ce qui s’était passé au Rwanda. Une narration alternative a ainsi émergé, parlant de deux génocides, l’un contre les Tutsi, l’autre contre les Hutu. Ceux qui étaient derrière le génocide tentaient ainsi de fuir leurs responsabilités.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le Rwanda face à ses crimes au Congo-Kinshasa

Si on regarde la situation dans les camps [en RDC], il y avait beaucoup de participants au génocide qui se trouvaient parmi les réfugiés. Mais la communauté internationale s’entêtait à nourrir tout le monde, à leur donner tout ce qu’il fallait, comme si c’était seulement des réfugiés. On n’arrêtait pas de le souligner. Une large partie des civils réfugiés au Congo étaient ceux qui avaient massacré avec des machettes. La communauté internationale a essayé de masquer cela. Nous, nous avons organisé le retour de la plupart des réfugiés. On ne pouvait pas à la fois planifier le fait de tuer ces gens et, en même temps, les rapatrier.

Donc, il n’y a pas eu de crimes commis contre les Hutu qui s’étaient enfuis ?

 

Vous avez peut-être été instruits sur l’Holocauste ? Quand une minorité est tuée, vous voulez me dire qu’il n’y a pas du tout de Polonais ou d’Allemands tués simultanément ? Parle-t-on pour autant de double génocide, des Allemands et des Juifs ? Des Hutu sont morts, c’est vrai. Pas seulement au Congo, mais même au Rwanda. Certains sont morts du choléra, d’autres par balles. Les réfugiés étaient retenus par des milices. On a facilité leur retour.

Quelle précision devait-on manifester dans le combat contre les génocidaires pour s’assurer que seuls ceux qui étaient armés mourraient ? Avez-vous une telle précision en Europe ? Des gens sont morts. La reconnaissance de ce fait est exprimée par l’existence d’une journée à leur mémoire, à celle de ces leaders hutu qui s’étaient opposés au génocide. On les reconnaît, ainsi que leurs proches, ceux qui avaient caché des Tutsi.

Notez-vous la montée d’un sentiment antifrançais au sein de la jeunesse, lié notamment à la mémoire du génocide ?

 

Emmanuel Macron a eu un certain courage depuis le début, je l’encourage à poursuivre. La France, comme d’autres anciennes puissances coloniales, doit avoir une approche différente dans sa relation avec l’Afrique, créer un autre environnement. Il faut un partenariat et non pas une supervision d’un membre inférieur. Les jeunes sont de plus en plus sensibles à cela, ils ne veulent plus être traités comme d’anciens colonisés, ils réclament du respect. C’est aussi ce qu’un certain nombre d’entre nous réclame sur un plan politique. On veut un partenariat très fort avec la France, avec l’Union européenne, avec les Etats-Unis. Mais ce ne peut être une relation avec un vassal ou un enfant réclamant une surveillance.

Il semble que la Chine ou la Russie, avec d’autres stratégies, prennent la place des anciennes puissances coloniales européennes en Afrique…

 

Pourquoi celles-ci devraient-elles perdre du terrain ? Faites avec les Africains ce dont ces derniers ont besoin et que les Chinois leur donnent. Construisez des ponts, des routes, des centrales électriques. Comme la Chine. Arrêtez de vous plaindre du fait que celle-ci avale l’Afrique, avec trop de routes, en ne demandant pas ceci ou cela. Avec quoi soutenez-vous l’Afrique pour que l’appétit envers la Chine baisse ? Investissez dans l’Afrique, développez un partenariat. Investissez dans le secteur high-tech, dans les infrastructures.

Vous avez été réélu en 2017 avec 98,8 % des voix, un score qui ne reflète pas une démocratie saine. Grâce à une réforme constitutionnelle, vous avez ensuite obtenu la possibilité de rester au pouvoir jusqu’en 2034. Le Rwanda ne peut-il fonctionner sans vous ?

 

Dans une démocratie saine, a-t-il été établi qu’une personne ne pouvait pas obtenir plus de 20 %, comme cela se passe en Europe ? Ne reconnaît-on pas le contexte spécifique du Rwanda ? La façon dont le génocide des Tutsi, la situation régionale influencent la situation politique sur le terrain ? Je ne m’inscris pas par accident dans cette politique. J’ai été un participant. J’ai dirigé la force qui s’est levée contre les génocidaires et ceux qui facilitaient leur entreprise. J’ai survécu à tellement de flèches et de mots lancés contre moi. Si vous pensez que les Rwandais n’ont pas cela en tête, vous vous trompez.

Certains des Hutu qui ont tué, ou ceux qui les ont laissé faire, ont besoin d’une sorte de rédemption pour obtenir la chance d’être des gens normaux, comme ils auraient dû l’être. Les Tutsi qui ont survécu se disent : « Ces gens ont voulu nous éliminer totalement », et ils les en tiennent pour responsables. Finalement, tous m’en veulent. Les Hutu me reprochent d’être mis en accusation, les Tutsi me reprochent d’oublier nos souffrances. Mais ce qui les réunit, c’est l’idée que cet homme [Paul Kagame] tient les choses ensemble. La question qui suit est : combien de temps cela peut-il durer ? Aussi longtemps que cela fonctionne et que je suis en vie, et qu’ils veulent que je reste à mon poste. Il faut être sur le terrain pour comprendre que ce n’est imposé à personne.

Cela signifie-t-il que le modèle de développement du Rwanda doit forcément être autoritaire ?

 

Non, cela signifie qu’on ne peut transposer le modèle rwandais. Ce serait une erreur d’ignorer cela. Le mot « autoritaire » est le vôtre, je ne l’accepte pas. L’Occident opère cette confusion. Je ne sais même pas ce que les Occidentaux appellent une « démocratie ». Leurs propres démocraties sont fragiles, mais personne ne devrait pouvoir s’exprimer à leur sujet, estiment-ils. L’Europe s’efface. C’est pour cela que je plaisantais sur l’élection à 20 % ou 30 % des voix, que nous devrions importer. C’est devenu une norme. Laissez-moi vous dire ceci. Si je me retirais aujourd’hui, et que quelqu’un sortait des rangs du FPR, associé à moi, il obtiendrait autant de voix, à cause du contexte et de l’histoire. Les Européens disent « autoritaire », comme en Corée du Nord ! C’est intellectuellement paresseux et malhonnête.

Les ONG ont pourtant souligné à de nombreuses reprises les cas de détentions illégales, de tortures… Ne pensez-vous pas que cette répression ternit la réputation et les réformes de votre pays ?

 

Quelle est la différence entre les ONG et les gouvernements en Europe ? Aucune. Les ONG reçoivent de l’argent des gouvernements puis viennent en Afrique pour prêcher. Ils accomplissent les missions des gouvernements. C’est une très bonne tactique.

Le cas du chanteur de gospel Kizito Mihigo, retrouvé mort dans une cellule de police à l’âge de 38 ans en février 2020, a provoqué beaucoup d’émotion dans la société rwandaise et à l’étranger. Il avait été étiqueté comme traître. Que dit cette mort sur l’Etat de droit au Rwanda ?

Vous n’avez pas eu de décès en prison ou dans les commissariats, en France ?

 

Si. Mais il ne s’agissait pas de personnes critiquant le régime…

 

Qu’avaient-elles fait ?

Par exemple, être interpellés lors de contrôles d’identité ou des opérations antidrogue.

 

Aux Etats-Unis, vous vous souvenez de [l’homme d’affaires Jeffrey] Epstein, mort en prison [en août 2019], qui avait des connexions avec l’élite politique ? Pourquoi n’est-ce pas suspicieux ? Pourquoi ne nous croyez-vous pas quand on vous dit comment certaines choses se sont passées ? Kizito a été arrêté alors qu’il essayait de s’enfuir en franchissant la frontière avec le Burundi. Puis il a été emmené en prison, où il est mort. Alors, forcément, on dit que, s’il est mort en prison, c’est parce qu’il a été tué par le gouvernement qu’il critiquait. Mais c’est ça, votre conclusion ?

Non, mais on ne peut ignorer que ce cas a suscité beaucoup d’émotion dans la société… Et que cela ternit ce que vous avez accompli au Rwanda.

 

Combien de personnes ternissent ce que nous avons accompli au Rwanda ? C’est exactement ce que vous faites ici. C’est ce que raconte un récit depuis vingt-sept ans qui a été alimenté par le juge [français Jean-Louis] Bruguière et d’autres.

Prenons le cas de Paul Rusesabagina, qui est actuellement en prison. Il est accusé, avec une vingtaine de personnes, d’être le meneur d’un groupe qui voulait combattre le gouvernement rwandais. Il a commencé avec les Forces démocratiques de libération du Rwanda [un groupe composé d’anciens Hutu ayant participé au génocide et installé dans l’est du Congo] puis au sein du FLN [un groupe armé à l’origine de plusieurs attaques au Rwanda]. Il l’a reconnu lui-même. Mais sa femme et sa fille le défendent en disant qu’il est le héros du film Hôtel Rwanda et qu’il n’aurait jamais dû être arrêté. Alors les journalistes et les ONG le soutiennent en répétant que, s’il est en prison, c’est parce qu’il a critiqué Kagame. Mais il y a des preuves évidentes contre lui.

C’est la même chose pour Kizito. On dit qu’il est mort parce qu’il critiquait le pouvoir. Des ONG des droits de l’homme et des journalistes font de moi un tueur. Mais si j’étais un tueur, beaucoup de gens ne seraient pas en vie. Si j’étais un tueur, je n’accepterai pas ce geste [de rapprochement] fait par la France par rapport à ce qui s’est passé au Rwanda en 1994.

Pierre Lepidi et Piotr Smolar

 

Source : Le Monde

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page