« L’annonce du divorce de Bill et Melinda Gates a fait l’effet d’un séisme dans le monde de la philanthropie »

La nouvelle de la séparation de Bill et Melinda Gates, à la tête de la plus grosse fondation de la planète, pose la question du contrôle des toutes-puissantes entités privées, qu’elles soient lucratives ou non, analyse Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Chronique. Voilà un divorce qui n’alimentera pas la chronique people. A la rigueur, la chronique finance, mais c’est, en réalité, dans la chronique géopolitique qu’il trouve sa place : l’annonce, lundi 3 mai, de la séparation de Bill et Melinda Gates, après vingt-sept ans de mariage, a fait l’effet d’un séisme dans le monde de la philanthropie, même si tous deux assurent vouloir continuer à travailler ensemble au sein de la fondation qu’ils ont créée il y a un peu plus de vingt ans.

La Fondation Bill & Melinda Gates, qui a pour mission de « lutter contre la pauvreté, la maladie et l’inégalité à travers le monde », est tout simplement l’organisation philanthropique privée la plus importante du globe. Dotée d’un fonds de quelque 50 milliards de dollars (41,6 milliards d’euros), elle est le deuxième contributeur au budget de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En ces temps de pandémie, elle est un maillon crucial des programmes de sortie de crise à l’échelle mondiale.

Cela fait plusieurs années que Bill Gates, cofondateur de Microsoft et passionné de science, lance des mises en garde contre le risque pandémique. Sa fondation jouit d’une grande expérience dans la vaccination, en particulier en Afrique ; elle a beaucoup investi dans la stratégie vaccinale et dans la création de Covax, le mécanisme international qui prévoit la distribution de vaccins anti-Covid 19 dans 92 pays pauvres.

 

« Sa » fondation ? C’est là que l’affaire se complique. S’il s’agissait de la fondation Bill Gates, la nouvelle du divorce de ce multimilliardaire de 65 ans, quatrième fortune mondiale, n’aurait qu’un intérêt secondaire. Mais la fondation s’appelle « Bill & Melinda Gates » ; les deux époux en sont les coprésidents. Lorsque François Hollande leur remet les insignes de commandeur de la Légion d’honneur à l’Elysée en 2017, il y a bien deux médailles. Le communiqué annonçant leur divorce, une décision « mûrement réfléchie », a été mis sur leurs comptes Twitter respectifs à la même heure. Il est signé « Melinda Gates and Bill Gates » – pas « Bill & Melinda Gates » ni « Melinda French Gates and Bill Gates », d’après son nom de jeune fille qu’elle a ajouté à « Gates » depuis quelques années. Chaque mot compte.

La fondation, une œuvre commune

 

Le texte est bref, concis, et rappelle aussitôt l’œuvre commune que le couple juge la plus importante, après ses trois enfants aujourd’hui âgés de 18 ans à 25 ans : la fondation. « Nous partageons toujours notre foi dans cette mission et nous poursuivrons notre travail commun à la fondation, mais nous ne croyons plus pouvoir progresser ensemble en tant que couple dans la prochaine étape de notre vie » : ces quelques lignes devraient rassurer les 1 600 salariés de la fondation.

 

Les choses ne seront peut-être pas aussi simples pour leurs interlocuteurs. Les Gates se sont connus à la fin des années 1980, chez Microsoft, où Melinda French avait été recrutée comme développeuse de nouveaux médias. Elle a raconté comment, lorsque Bill lui a proposé de l’épouser, elle avait découvert qu’il avait fait sur un tableau, dans sa chambre, une colonne de « plus » et une de « moins ». Elle a quitté l’entreprise en 1996, deux ans après leur mariage, au moment de la naissance de leur premier enfant ; quatre ans plus tard, ils ont créé la fondation, qu’ils ont financée avec un autre milliardaire, Warren Buffett.

Bill et Melinda Gates ont chacun écrit un livre récemment. Celui de Melinda – son premier – Prendre son envol (Michel Lafon, 2019), est un plaidoyer pour la responsabilisation des femmes dans les sociétés en développement ; on devine que c’est aussi de son parcours à elle qu’il s’agit. Elle y évoque les moments où elle a dû se battre pour plus d’égalité au sein de son couple, mais aussi au sein de la fondation : obtenir de Bill le droit de corédiger la lettre annuelle de mission lui a pris deux ans. Aujourd’hui, à 56 ans, elle se définit comme une « ardente féministe » ; en 2015, elle a créé un fonds d’investissement pour les femmes, Pivotal Ventures.

Le facteur humain

 

Le livre de Bill paru cette année, Climat : comment éviter un désastre (Flammarion), est d’une tout autre nature. Rien de personnel, tout est dans le titre. Son envol à lui, depuis le jour où il a laissé tomber Harvard à 19 ans pour créer Microsoft, n’a pas été un problème. Intarissable sur tout ce qui touche à l’état de la planète et l’avenir de l’humanité, il est discret sur le reste.

D’après la demande de divorce déposée à Seattle, le couple a conclu un « accord de séparation » qui couvre sans doute la répartition de leur considérable patrimoine. Sauront-ils s’entendre ensuite ? La comparaison a aussitôt été faite avec un autre divorce, plus mouvementé, prononcé aussi à Seattle il y a deux ans, celui du patron d’Amazon, Jeff Bezos, l’homme le plus riche au monde, et de sa femme, MacKenzie Scott. Celle-ci s’est alors retrouvée à la tête d’une immense fortune, qu’elle a en grande partie donnée à diverses œuvres caritatives.

Très différents, ces deux divorces mettent en lumière le poids du facteur humain dans des entreprises ou organisations devenues toutes-puissantes sous l’influence de simples individus, et le risque que ce poids comporte. L’interrogation n’a cessé de planer au-dessus de la fondation Gates depuis des années, au point de nourrir d’innombrables théories complotistes : à quel titre une fondation privée finit-elle par accomplir les tâches des Etats ? Qui la contrôle, en particulier dans les pays défaillants ?

Le problème est que, même dans les Etats non défaillants, il arrive qu’un dirigeant démocratiquement élu fasse lui-même tout dérailler, sans que les garde-fous parviennent à l’en empêcher. Les exemples de Donald Trump et de Jair Bolsonaro sont là pour le rappeler : le facteur humain ne se limite pas au secteur privé.

 

 

[Précision : la Fondation Bill & Melinda Gates contribue au financement du Monde Afrique, comme à d’autres projets de grands journaux européens, dans le plein respect de son indépendance éditoriale.]

 

 

Sylvie Kauffmann

 

 

 

Source : Le Monde (Le 05 mai 2021)

 

 

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