« Habitant de nulle part, originaire de partout », de Souleymane Diamanka : le feuilleton littéraire de Camille Laurens

Notre feuilletoniste salue la parution des textes poétiques du slameur franco-sénégalais, adepte de l’« oralittérature ».

« Sers-toi/Rince-toi l’oreille » : l’invitation de Souleymane Diamanka est si généreuse qu’on aurait tort de passer sans y répondre. Le slameur franco-sénégalais, adepte de l’« oralittérature », publie ses textes poétiques chez Points dans la collection « Poésie », dirigée depuis quelques mois par Alain Mabanckou. Il manquera peut-être à ses fans la musique ou les archives sonores qui accompagnent sa voix sur ses albums, notamment sur le premier, L’Hiver peul, dont les poèmes ouvrent le recueil, mais la lecture silencieuse de l’ensemble, jusque-là inédit, apporte la confirmation de ce qu’on pressentait, à l’entendre : la musique est à l’intérieur, dans la langue même.

Cette langue, c’est le français, mais le Bordelais d’origine peule, qui vit maintenant à Dakar, a déjà nuancé l’évidence dès le titre faussement paradoxal d’un de ses précédents livres, J’écris en français dans une langue étrangère (Complicités, 2007). L’idée du métissage qui crée la rencontre de différentes cultures, de leurs mots et de leurs rythmes, imprègne aussi ce nouvel ouvrage. Dans Habitant de nulle part, originaire de partout, Diamanka célèbre en effet d’un même souffle le nomadisme de ses ancêtres et l’appartenance à une communauté sans limites ni bords, celle de l’humanité. Lui, « Duajaabi Jeneba l’enfant peul », est d’abord le descendant de « ce peuple berger qui a fait de la parole un art », « peuple d’amour dont le pays est un poème ». Héritier des lointains griots et de « tous les conteurs de la terre », le slameur perpétue la mémoire de leur tradition orale et porte haut leurs récits après les avoir teintés d’encre.

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Ainsi des dictons par lesquels ses parents répondaient à ses questions – « Le peuple peul et ses dictons c’est comme la savane et ses hautes herbes ». Il les reprend ou les détourne pour en extraire une sagesse intemporelle sans leur ôter leur mystère poétique. « Si quelqu’un te parle avec des flammes, réponds-lui avec de l’eau », scande-t-il, soucieux de désamorcer la haine qu’il observe autour de lui, dans les cités à l’abandon, ces brousses urbaines hostiles. S’il la comprend quand elle naît de la pauvreté et de la souffrance – « c’est un chagrin qui s’est infecté » –, il rêve d’en trouver « le vaccin ». Il dénonce la bêtise du racisme qui pourrit le lien fraternel, « car vu de l’intérieur tous les êtres humains sont rouges de peau ». Si son ambition de « changer le loup en ange » paraît, hélas, bien inaccessible, il sait aussi trouver des formules coups-de-poing pour dénoncer la réalité. La France, par exemple, a des comptes à rendre à ses enfants, elle « les a mis au monde et c’est trop tard pour avorter ». Filant cette métaphore à la fois simple et percutante, il poursuit : « La société fait des gosses et ne leur donne pas le sein. » L’image est forte et nous étreint, tout autant que nous fait rire celle des musiciens chevelus « tap[ant] sur leur guitare comme si elle leur devait de l’argent ».

L’art de la phrase, le sens de la formule chez Souleymane Diamanka ne seraient rien sans la joie de manier les mots comme des sons, des notes

Mais l’art de la phrase, le sens de la formule, chez le conteur, ne seraient rien sans sa joie à manier les mots comme des sons, des notes, à les mélanger sans ponctuation sur la partition de son « oralité manuscrite ». Ses textes exploitent toutes les ressources de la langue, et s’il plaide pour un « art ignare », le « sculpteur d’imaginaire » aux riches influences maîtrise tous les savoirs poétiques, des plus mélodiques aux plus ludiques. Il affectionne les calembours parfois mâtinés d’Oulipo (qu’il adore), même les jeux de mots laids, car quand « le feu passe au vers », tout est permis ; il s’inspire des holorimes pour saluer en Martin Luther King « le rêve errant d’un révérend », affectionne les paronymes et les jeux des contrepèteries qui martèlent ses slogans dans nos cœurs – « La paix guérit et la guerre périt » –, appelle « la muse magicienne et le mage musicien » à faire pulser la langue migratrice où français et pulaar (la langue peul) se mêlent. Car en la savourant dans sa bouche, en l’éprouvant dans son corps, le poète, « intermittent de l’éternité », la revivifie jusque dans ses références ou ses proverbes les plus connus. « Nul n’est poète en son pays », dit-il, et pourtant sa foi dans l’aura de la parole emporte : « Que la lumière soigne ! »

Sans doute est-ce dans la poésie amoureuse que la langue brillante de Diamanka – « Diamant K », ainsi que le surnomme son ami le rappeur Oxmo Puccino dans sa préface – perd un peu de son éclat, n’échappant pas, malgré quelques belles trouvailles, aux clichés du genre, rêve, âme, lèvres rouges, soleil de ton sourire, foudre et neiges éternelles. Mais le poème « que la peau aime » sait bien lui-même à quel moment se taire avec l’aimée, pour faire « de [ses] silences des zones érogènes ».

Ces poèmes-récits de Souleymane Diamanka, qui nous invitent à explorer la Terre « sur [son] tapis volant », sont souvent pleins d’une tendresse heureuse et d’un optimisme qu’on peut trouver naïf ou utopique. Mais la percussion de ses mots est au service de ses convictions et de ses émotions : « Il y a des portes closes qui se brisent/Sous le poids des cris de joie et des chants. » La singulière réussite de sa poésie parlée et scandée consiste en ce mariage de la douceur et de la révolte, du chant et du cri, « pour le meilleur et pour le dire ».

 

Camille Laurens

(écrivaine)

 

 

« Habitant de nulle part, originaire de partout », de Souleymane Diamanka, préface d’Oxmo Puccino, Points, « Poésie », inédit, 144 p., 7,30 €, numérique 5,50 €.

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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