La politique mémorielle, un instrument essentiel en Afrique pour l’Elysée

Avec le rapport de la commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda, Emmanuel Macron veut renouveler les relations avec Kigali, et plus largement le continent africain.

« Un travail scientifique assez colossal. » C’est ainsi qu’est accueilli, à l’Elysée, le rapport de la commission Duclert sur l’engagement de la France au Rwanda en soutien au régime hutu, entre 1990 et 1994. Remis vendredi 26 mars, le document répond en tout point à la lettre de mission signée par le président de la République – ainsi que s’en félicite l’entourage de ce dernier –, malgré un « délai très contraint ». L’accès promis à l’ensemble des archives consultées par les historiens répond à un souci de transparence, que les prédécesseurs de M. Macron n’avaient pas manifesté. Dans un communiqué publié dans la soirée, l’Elysée a salué « une avancée considérable dans la compréhension et la qualification de l’engagement de la France au Rwanda. »

La satisfaction de l’Elysée porte sur deux aspects. Par son exhaustivité et par sa profondeur, le rapport permettrait enfin de sortir des fantasmes et de réunir tous les volets de l’engagement français au Rwanda, égrenés, depuis vingt-sept ans, au fil des publications. Les blancs dans les archives ne sont pas niés mais relativisés. « Ce qui est très utile, c’est que ces absences sont objectivées, et [qu’elles] ne peuvent plus faire l’objet de spéculations sur le fait qu’on chercherait à dissimuler la preuve de telle ou telle décision, assure-t-on à l’Elysée. C’est important par rapport à l’opinion publique. »

Temps de l’infusion dans l’opinion publique

 

Le deuxième point se trouve dans la conclusion. Les historiens réunis autour de Vincent Duclert auraient trouvé un équilibre judicieux entre reconnaissance des responsabilités et des dysfonctionnements de l’Etat d’une part et rejet de la notion de complicité de génocide de l’autre. « La conclusion écarte cette affirmation, en disant qu’aucune trace dans les archives ne permet d’attribuer à la France un rôle en matière de préparation et d’exécution du génocide », souligne un conseiller.

A la suite de la remise formelle du rapport, Emmanuel Macron a souhaité s’entretenir avec les membres de la commission, pour entendre leur appréciation de cette expérience hors normes. Au même moment, le document était transmis à Kigali, aux autorités rwandaises. Celles-là ont été tenues informées, étape par étape, depuis la mise en place de la commission, exprimant à son sujet depuis deux ans une « perception bienveillante », selon l’Elysée. La façon dont le président, Paul Kagame, commentera ses conclusions sera examinée de près à Paris.

Commence à présent le temps de l’infusion dans l’opinion publique et des réactions des acteurs de l’époque. Ensuite, l’Elysée envisage une prise de parole solennelle du président, sous une forme inconnue. Un déplacement au Rwanda ? L’idée était déjà étudiée avant la crise sanitaire, qui complique tout. Quels mots employer ? Il est trop tôt pour le dire, estime l’Elysée.

En 2010, en visite à Kigali, Nicolas Sarkozy avait reconnu des « erreurs » de la part de l’Etat français. Le rapport Duclert enfonce cet euphémisme. En février 2017, alors candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », provoquant une forte controverse. Président, il a fait de la politique mémorielle – notamment avec l’Algérie – un outil essentiel. Il faut à ses yeux panser le passé pour penser l’avenir, en somme. Le Rwanda relève de la même démarche à ses yeux.

 

« Deux dysfonctionnements majeurs »

 

En mars 1998, le président américain Bill Clinton s’était rendu à Kigali pour exprimer les regrets de son pays, qui n’avait su ou voulu empêcher, avec d’autres, le génocide des Tutsi. Sa lecture était universaliste. Emmanuel Macron, lui, n’avait que 17 ans en 1994. Il inscrit l’engagement français au Rwanda dans la question postcoloniale, sur laquelle insiste aussi le rapport Duclert. L’enjeu des responsabilités individuelles ou de la complicité de génocide, écartée par la Commission, lui importe moins que le dogmatisme fiévreux de l’Elysée à l’époque, idéologie périmée qui a motivé un soutien aveugle, politique et militaire, au régime Habyarimana.

Quant aux dysfonctionnements de l’Etat, l’entourage du président actuel insiste sans surprise sur les différences entre les époques. Mais la Commission offre tout de même des pistes de réflexion. « Il faut aller toujours plus loin sur le principe du contradictoire, la prise en compte des opinions dissidentes, questionnant la ligne politique, et le principe de l’écrit, note un conseiller. Ce sont deux dysfonctionnements majeurs relevés dans le rapport. Il faut une discipline absolue sur ces points-là. »

 

Signaux de rupture symbolique

 

La façon dont Emmanuel Macron s’emparera du rapport sur le Rwanda s’inscrira avant tout dans la logique globale de sa politique mémorielle, qui essaie de coudre ensemble l’impératif de vérité historiographique et les intérêts actuels de la France. Abandon du franc CFA en décembre 2019, restitution de certaines œuvres d’art appartenant au patrimoine africain, rapport de Benjamin Stora sur l’Algérie, et rapport, à présent, de la commission Duclert : le président multiplie les signaux de rupture symbolique et de révision mémorielle à destination du continent africain.

L’affaire n’est nullement cosmétique. La montée du sentiment antifrançais dans la jeunesse de nombreux pays, que le Quai d’Orsay constate avec appréhension, se nourrit notamment de l’imaginaire colonial, de l’idée de desseins cachés, d’exploitation, de néo-impérialisme supposé. « Le questionnement sur le rôle qu’a pu jouer la France au Rwanda dépasse largement le prisme de l’opinion publique rwandaise, souligne un conseiller du président. Beaucoup de gages ont été donnés ces dernières années sur les modes d’intervention militaire. Les accords de défense sont maintenant publiés et transparents. Mais le questionnement existe toujours, l’idée que la France n’est pas allée au bout de la démarche de transparence. »

 

Piotr Smolar

 

 

Source : Le Monde (Le 26 mars 2021)

 

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