« Les clous de la terre », héros de la littérature soudanaise

Entretien avec Abdelaziz Baraka Sakin · Pour Abdelaziz Baraka Sakin, les « conflits ethniques » au Soudan sont en réalité des conflits de classe. Et les jeunes révolutionnaires se sont d’ailleurs identifiés dans leurs slogans aux marginalisés issus de la détresse du peuple qui hantent ses romans.

Abdelaziz Baraka Sakin a commencé à écrire dans les années 1980, lorsque le Soudan était gouverné par le président Gaafar Nimeiry, venu au pouvoir par un coup d’Étaten 1989, et que la censure pesait lourdement sur les écrivains. Parti en Égypte pour ses études, il y publiera ses premiers livres qui rencontreront immédiatement un grand succès auprès des lecteurs soudanais.

Revenu dans son pays natal, il exerce plusieurs métiers dans la fonction publique avant d’être licencié en raison de son refus de faire son service militaire. Il commence alors à travailler dans l’humanitaire au sein d’organisations internationales. C’est dans cette période qu’il est envoyé en mission au Darfour pour des formations sur les droits humains destinées aux troupes de l’OTAN et de l’Union africaine (UA) chargées de l’observation de la guerre du Darfour (2003-2009), qui oppose les armées gouvernementales et des mercenaires arabes appelés janjawid d’une part, et les tribus locales définies comme « insurgées » par Khartoum et composées essentiellement de tribus dites « africaines »1.

De retour à Khartoum, il raconte son expérience dans son roman le plus célèbre et traduit dans plusieurs langues, Le Messie du Darfour (Zulma, 2016 ; traduit de l’arabe par Xavier Luffin). Tous ses livres sont saisis et les menaces répétées qu’il subit l’obligent à quitter le pays. Il s’installe en Autriche où il obtient le statut de réfugié politique. Plusieurs années après, il part en France, où il vit aujourd’hui.

Le Messie du Darfour est l’histoire d’une jeune femme qui, après avoir assisté au massacre de sa famille dans un des villages du Darfour détruit par les milices janjawid pendant la guerre, décide de se donner le nom (masculin) d’Abdel Rahman et de s’enrôler dans l’armée « rebelle » afin de venger les siens. À travers ce récit à plusieurs voix, la parole de la protagoniste cède la place à tour de rôle à son compagnon Shikiri, jeune Darfourien enrôlé de force dans l’armée régulière puis capturé par les rebelles ; à Ibrahim Khidr, descendant de l’esclave noire Bakhita « couleur de suie » qui — offerte à un commerçant arabe qui l’a engrossée — a eu un enfant, Ibrahim, à la peau légèrement plus claire que ses voisins, mais n’est pas pour autant reconnu comme « arabe » ; à la tante Kharifiyya qui recueille et adopte la jeune Abdel Rahman après qu’elle a subi plusieurs viols par les janjawid aux alentours de la ville de Nyala.

« Arabes » vs. « Africains », une distinction de classes

La question qui occupe la place centrale dans le roman est le conflit entre « arabité » et « africanité » au Soudan2. Ce conflit est-il réel ou a-t-il été créé de toutes pièces ?

Dans cette région, qui a constitué pendant des siècles un des plus grands réservoirs d’esclaves du continent africain, les tribus dites « arabes » et celles dites « africaines » sont inextricablement liées par des siècles de mariages mixtes et de pratiques communes. Le terme « arabe » est employé à la fois en référence à l’ascendance noble d’une prétendue proximité avec le Prophète de l’islam, et comme un terme dépréciatif qualifiant des Bédouins pauvres et incultes, avec en plus le paradoxe que certaines tribus dites « arabes » sont des tribus ne parlant pas l’arabe. Le qualificatif « africain » est tout aussi problématique. En effet, il est pratiquement impossible de distinguer ceux qui appartiennent à cette dernière catégorie de ceux que l’on classe dans la première. Pendant la période coloniale, deux grandes tribus « arabes » de la vallée du Nil, les Djaaliyyin et les Danaqla, se sont imposées notamment grâce au trafic d’esclaves, un des commerces les plus florissants de la région.

Après l’indépendance du pays en 1956, une élite issue de ces tribus et de celles qui gravitaient autour d’elles a pris le contrôle du pays. Le Darfour, territoire extrêmement pauvre et délaissé de la part du centre situé autour de la vallée du Nil, s’est soudainement retrouvé peuplé, au début des années 2000, de groupes d’individus définis — en opposition avec les puissants de Khartoum et les « Arabes » qui, au Darfour, représentaient leur soutien militaire — comme autant d’« Africains » qu’il s’agissait de dompter, de réduire au silence, voire d’exterminer.

Marcella Rubino. — Vous êtes de Kassala, dans l’Est soudanais. Quelles étaient les relations entre tribus «arabes» et «africaines» dans votre ville de naissance?

 

Abdelaziz Baraka Sakin. — Je suis né à Kassala, mais mon histoire est plus complexe. Ma mère était originaire du Tchad. Après un pèlerinage à la Mecque, sa famille avait séjourné en Arabie saoudite, puis s’était installée dans une ville frontalière entre la région que l’on appelait Abyssinie et le Soudan. Vers la fin de la seconde guerre mondiale, à cause des combats entre Italiens et Britanniques dans la région, ma famille maternelle s’est déplacée au Soudan, dans la ville la plus proche de la frontière avec l’actuelle Érythrée. Quant à mon père, il vient de la tribu des Masalit, dont le royaume autonome se trouvait entre le Darfour et le Tchad.

Kassala est une ville composée de tribus d’origines très diverses : de l’est, de l’ouest et du nord du Soudan, mais aussi des tribus provenant du Nigeria qui possèdent des terres. Il n’y a pas de conflits entre ceux que l’on appelle ailleurs dans le pays les «Arabes» et ceux que l’on appelle les «Africains». La plupart des tribus de cette région appartiennent au groupe des tribus Bedja, également présentes en Éthiopie et en Érythrée, qui ne sont pas des tribus «arabes». On n’a donc pas à Kassala le racisme que l’on trouve dans les grandes villes du Nord et au Darfour.

M. R.Quelle est l’histoire de cette distinction entre «Arabes» et «Africains» au Soudan?

 

A. B. S.— Les Arabes sont arrivés au Soudan en plusieurs vagues. Selon des traditions locales, une vague importante daterait de la chute d’Al-Andalus au XVe siècle. Si l’on se rapporte à cette version, c’est depuis environ six siècles que des tribus arabes sont installées au Darfour3 et se sont mélangées avec les tribus africaines locales, telles que les Masalit, les Four, les Dajo, les Zaghawa et d’autres. Les mariages mixtes ont entraîné un mélange de ces populations qui partagent depuis maintenant des siècles les mêmes terres et la même couleur de peau, à tel point qu’il était pratiquement impossible de distinguer qui est «arabe» et qui est «africain». Certaines tribus définies plus tard comme «arabes» ne parlaient même pas cette langue, mais des langues locales telles que, par exemple, le farta dans la région du Nil Bleu.

La distinction entre «Arabes» et «Africains» est apparue après l’indépendance, avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements successifs qui ont imposé l’arabisation et l’islamisation du pays, décrétant que l’identité du Soudan se résumait aux deux éléments arabe et islamique. Depuis, la question de l’arabité prétendue d’une partie de la population et de l’élite au pouvoir est liée à la volonté de contrôler l’administration et les ressources du pays. La politique d’arabisation a été menée notamment par une cooptation au Darfour d’autres tribus arabes venues du Niger, du Tchad et des autres pays du Sahel, que les gouvernements arabo-islamiques du nord ont progressivement armées et entraînées à la guerre contre ceux qu’ils appelaient désormais de façon méprisante les zurga (noirs).

 

Héritiers de l’esclavage

 

M. R.La question de la race au Soudan est liée également à l’histoire de l’esclavage. Peut-on dire qu’il existe encore des résidus de l’esclavage au Soudan?

 

A. B. S.— Aujourd’hui, il n’y a plus d’esclavage proprement dit au Soudan. En revanche, les séquelles de cette pratique y sont encore très importantes. Un des premiers éléments de distinction entre classes sociales est basé sur la couleur de peau (tout le monde est noir, mais avec des nuances données par les mélanges éventuels avec des éléments ethniques à la peau «moins noire»). Par exemple, si les Masalit n’ont jamais été des esclaves, du fait de leur couleur de peau «très noire» ils sont souvent appelés jusqu’à aujourd’hui ‘abd (esclave). C’est paradoxal, car on sait que les esclaves n’étaient pas tous caractérisés par une peau particulièrement foncée. Comme on le voit dans Le Messie du Darfour, beaucoup d’entre eux étaient issus d’unions entre des femmes esclaves et des maîtres «blancs» (tels que les Turcs ottomans ou les Égyptiens par exemple). Un autre effet de l’esclavage est que les esclavagistes d’autrefois détiennent encore les richesses du pays. Le pouvoir a beaucoup joué de cette opposition entre ‘abd «africain» et hurr (individu libre) «arabe». La littérature soudanaise parle beaucoup de cette question, car elle est fondamentale et complexe en même temps. Elle représente encore aujourd’hui un tabou dans la société soudanaise.

M. R.Pourquoi choisissez-vous de traiter si souvent de cette opposition construite entre «Arabes» et «Africains», même si vos romans abordent d’autres thèmes?

 

A. B. S.— Mon expérience au Darfour lors de la mission de formation de laquelle j’étais chargé a inspiré mon roman. Je voulais montrer que la guerre décrite par la propagande du gouvernement de l’époque comme un conflit entre «Arabes» et «zurga», entre «blancs» et «noirs», entre bergers et paysans, n’était autre qu’un conflit entre «centre» et «périphérie», dans le cas du Darfour une périphérie laissée à l’abandon depuis des décennies. Mon autre roman Les Jango ( Zulma, 2020; traduit de l’arabe par Xavier Luffin) traite d’une autre forme de marginalisation, qui est celle des travailleurs saisonniers de la terre. Ils sont à la fois les parias de la société qui a son centre à Khartoum, et le pivot autour duquel tourne la survie de celle-ci. Sans cette classe ouvrière exploitée, le pays — et notamment son centre plus riche et développé — n’aurait pas de quoi se nourrir. C’est pour cette raison que je les appelle «les clous de la terre» (masamir al-ard), c’est-à-dire ceux qui la rendent stable et sans qui elle se dessècherait.

 

Littérature et révolution

 

M. R.La littérature a-t-elle le pouvoir de rectifier cette représentation identitaire fictive construite par le pouvoir politique?

 

A. B. S.— Elle le pourrait si elle était accessible au plus grand nombre. Mais au Soudan la majorité de la population n’a pas accès à l’éducation, et parmi ceux qui y ont accès très peu s’intéressent à la littérature. Cependant, au sein de la petite élite intellectuelle et éduquée, mes romans ont laissé une marque très forte. Lorsque j’ai écrit Les Jango, les intellectuels du pays ont découvert l’existence des travailleurs saisonniers qui font l’objet de ce roman. Aujourd’hui, des études universitaires sont menées sur eux et des associations de jeunes portent leur nom. Lors des manifestations qui ont mené à la chute du régime d’Omar Al-Bachir en 2019, des manifestants brandissaient des pancartes où on lisait : «les Jango, les clous de la terre», marquant ainsi une identification de la jeunesse révolutionnaire avec ces marginalisés de la société, issus de la détresse du peuple soudanais.

Le Messie du Darfour a eu aussi un écho très important au sein de cette élite intellectuelle soudanaise. Elle a découvert à travers ce roman que le conflit qui se déroulait au Darfour n’était pas de nature ethnique, mais politique et que l’élément ethnique n’y avait été forgé que pour servir les objectifs stratégiques du pouvoir de Khartoum.

La littérature a pu également avoir une influence — même si très limitée et ponctuelle — sur les structures sociales, culturelles et politiques au Soudan. Cependant, elle demeure inaccessible à la grande majorité des citoyens, et notamment à ceux qui représentent pourtant son objet principal. Son rôle restera mineur tant qu’elle ne bénéficiera pas d’un large lectorat, d’un domaine de l’édition performant et d’une liberté d’expression qui reste très limitée au Soudan aujourd’hui.

Marcella Rubino

Professeure agrégée d’arabe, université Paris 1 Pantheon-Sorbonne

 

 

 

Source : Orientxxi.info

 

 

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