Le parcours atypique d’El Hadji Gora Diop, hôtelier donneur d’asile

A Roubaix, ce Franco-Sénégalais, gérant d’un Formule 1 depuis vingt ans, met 80 % de son établissement à la disposition des migrants et des sans-abri le temps de la trêve hivernale. Un accueil pratiqué avec enthousiasme par cet ancien sans-papiers passé par Sciences Po.

La porte de la chambre 213 du Formule 1 de Roubaix (Nord) s’ouvre timidement. Jimmy, 28 ans, des tatouages et quelques cicatrices, a les yeux gonflés. Il est le dernier à avoir obtenu un lit à l’hôtel de l’avenue des Nations-Unies, à la suite d’un coup de fil passé au 115, le numéro du Samusocial. « J’étais SDF, et là je suis dans cette chambre. On m’offre des repas. Je suis très reconnaissant, dit-il à voix basse. Et puis, le gérant de l’hôtel est très sympa avec nous. C’est la première fois que je vois une personne comme ça. »

Sans aucune hésitation, El Hadji Gora Diop a accepté que son hôtel de 62 chambres soit réquisitionné à 80 % par la ­préfecture du Nord le temps de la trêve hivernale, exceptionnellement prolongée cette année jusqu’au 31 mai (au lieu du 31 mars). « Qu’on soit riche ou pauvre, on doit pouvoir ­dormir dans un lit et prendre une douche, estime l’hôtelier de 64 ans. Si je peux faire plaisir à ces personnes, je le fais, et tant pis si ça choque certains. »

« À l’époque, ça ne plaisait pas à la direction du groupe Accor d’avoir des sans-abri ici. Question d’image. Mais j’ai fait de la résistance. » El Hadji Gora Diop

 

El Hadji Gora Diop est un personnage. « Unique en son genre, confirme le président départemental de la protection civile du Nord, François Beckaert. Il est l’un des premiers hôteliers de la région à avoir fait du social en accueillant les personnes en situation précaire. Il est un vrai tremplin pour elles, et il veille en bon père de famille. »

En plus des centres d’hébergement, et en raison de la crise sanitaire, huit hôtels de la métropole lilloise ont ainsi ouvert leurs portes aux sans-abri depuis le 19 octobre 2020, et ce jusqu’à la fin de la trêve hivernale. Le dispositif est sans précédent, avec 900 places, au lieu de 500 habituellement, et un accueil inconditionnel dans des hôtels, plutôt que dans des gymnases.

A Roubaix, le restaurant-coopérative Baraka et des associations apportent des repas aux personnes logées au Formule 1. El Hadji Gora Diop gère la logistique. En 2002 déjà, il collaborait avec la Coordination mobile d’accueil et d’orientation (CMAO), qui gère le 115. « A l’époque, ça ne plaisait pas à la direction du groupe Accor d’avoir des sans-abri ici, se souvient le petit homme à lunettes. Question d’image. Mais j’ai fait de la résistance. On est quand même à Roubaix, l’une des villes les plus pauvres de France. Alors, si je ne les prends pas, qui le fera ? »

 

Avenir de journaliste

 

Il faut dire que les histoires de ces hôtes cabossés ne sont pas si éloignées de celle de ce patron d’hôtel au parcours atypique. Troisième d’une fratrie de six enfants, ce fils d’un ouvrier et d’une mère sans emploi sénégalais a quitté l’Afrique pour rejoindre les bancs de l’Institut d’études politiques de Grenoble en 1981. Il a 24 ans, laisse alors derrière lui la ville sainte de Tivaouane, non loin de Dakar, et devient soutien de famille.

« Entre 1986 et 1989, j’ai vécu trois années de galère. J’étais devenu sans-papiers, j’ai été interpellé et j’ai passé un mois et demi à la prison de Loos pour séjour irrégulier. » El Hadji Gora Diop

 

Parallèlement, cet étudiant boursier du gouvernement sénégalais multiplie les petits boulots dans les hôtels. « J’ai travaillé trois étés et trois hivers dans un grand hôtel de Méribel [Savoie] pour financer mes études, se souvient-il. Le directeur de l’établissement Altiport était d’un humanisme débordant. Après une saison comme plongeur, il m’a sorti un costard et m’a dit : “Je te mets en réception.” Tout le monde était bluffé. »

Diplôme de Sciences Po en poche, il remonte en 1985 vers le Nord pour entrer à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille (ESJ). Il devient veilleur de nuit à l’hôtel Ibis de Villeneuve-d’Ascq. « J’ai vite enchaîné avec la réception et le travail de caisse, confie El Hadji Gora Diop. Et j’ai été amené à tra­vailler dans plusieurs Ibis de la région. » Déjà boulimique de travail, il mène deux vies parallèles, entre son avenir de journaliste et son activité dans les hôtels. Mais le jeune pigiste n’obtiendra jamais son diplôme de l’ESJ, faute de titre de séjour.

 

Destin malicieux

 

« Entre 1986 et 1989, j’ai vécu trois années de galère, dit-il. J’étais devenu sans-papiers, j’ai été interpellé et j’ai passé un mois et demi à la prison de Loos pour séjour irrégulier. » Trente ans après, il est fier d’évoquer cet accident de la vie. A l’époque, le Conseil d’Etat lui donne raison lorsqu’il attaque le préfet pour abus de pouvoir. « C’était la période Pasqua. J’ai porté ­l’affaire en justice, car l’Etat n’avait pas le droit de ­refuser mon renouvellement de droit de séjour. Aujourd’hui, j’ai la double nationalité », sourit le Franco-Sénégalais.

« Incontestablement, mon père m’a transmis l’amour et la passion du métier. Lui comme moi, nous sommes de ceux qui pensent que l’on ne devient pas journaliste mais que l’on naît journaliste. » Tabara Diop, journaliste à 7TV

 

A la mort de son père, en 1989, il est correspondant au service des sports de La Voix du Nord, tout en travaillant de nuit à l’Ibis. « Pour subvenir aux besoins de ma famille au Sénégal, j’étais aussi ­surveillant dans un collège privé catholique à Tourcoing ! » Il ne peut s’empêcher de rire quand il repense à ses années passées comme pion. « Je surveillais la catéchèse en salle de permanence, une croix au-dessus de ma tête, explique ce musulman pratiquant qui allait prier discrètement. Pendant les heures de colle, je discutais avec les jeunes pour leur expliquer que la civilité et la ponctualité leur donneraient des résultats. »

Il tente alors de devenir professeur, en sciences économiques et sociales, « mais patatatras », il « loupe le concours ». Michel, le directeur de l’hôtel dans lequel il exerce, lui propose alors de gérer son propre établissement. El Hadji Gora Diop hésite : il rêve d’être journaliste au Sénégal, mais se décide quand même à devenir gérant mandataire. « Tu vas être patron de ton hôtel, me répétait Michel. Alors j’ai finalement rejoint l’académie Accor à Evry, en 2000, puis repris le Formule 1 de Roubaix. »

El Hadji Gora Diop (de dos) et José, un SDF hébergé dans le Formule 1.

 

En homme sage, il assure qu’« on ne peut pas échapper au destin ». Un destin malicieux puisque, aujourd’hui, c’est Tabara, l’une de ses filles, âgée de 25 ans, qui est journaliste. La jeune femme présente le « 20 heures » sur la chaîne sénégalaise 7TV. « Incontestablement, mon père m’a transmis l’amour et la passion du métier, écrit l’ancienne étudiante lilloise. Lui comme moi, nous sommes de ceux qui pensent que l’on ne devient pas journaliste mais que l’on naît journaliste. »

 

Bâtiment bien tenu et chaleureux

 

Loin des caméras et des plateaux de télévision, El Hadji Gora Diop est devenu plus qu’un patron de Formule 1. Véritable travailleur social, ­l’ex-demandeur d’asile ne cesse d’inviter les sans-abri. « Lorsque je vois arriver des gens anxieux, je leur dis qu’il y a plus malheureux qu’eux », explique El Hadji Gora Diop, entre deux « bonjour » lancés à ses clients français, syriens, roumains, algériens, tunisiens, guinéens, géorgiens, kosovars, nigériens et ivoiriens. « J’arrive à leur remonter le moral. Ils se calment, et ça devient le paradis. »

A Roubaix, tout le monde vante la manière dont il gère son hôtel. Dans ce bâtiment bien tenu et chaleureux, El Hadji Gora Diop a même investi un espace du ­premier étage. Un tout petit appartement, véritable arc-en-ciel décoré du sol au plafond. Il y vit avec sa femme, Marième, professeur d’allemand qui n’hésite pas à accompagner des enfants de parents analphabètes.

Sans-abri, migrants, Roms, « ils ont compris que c’est pas la peine d’aller chez El Gora si c’est pour foutre le bordel, insiste-t-il, depuis l’espace d’accueil de son Formule 1. J’habite avec mes clients, c’est un peu ma seconde famille. » En retour, il demande respect, politesse et tolérance, sa devise. « Je suis musulman, j’ai des valeurs, dit-il. Je suis né dans un pays laïc où l’on se vante du dialogue interreligieux. » Le patron de l’hôtel est convaincu que « la tolérance amène à beaucoup de belles choses ». Son Formule 1 devenu territoire d’accueil en est la meilleure preuve.

 

 

Laurie Moniez

(Lille, correspondante)

 

 

 

Source : M Le MagazineLe Monde

 

 

 

 

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