Le Petit Dubaï, royaume du wax en Seine-Saint-Denis

Reportage - A la jonction de La Courneuve et d’Aubervilliers bat le cœur d’un monde à part, connu des seuls ­initiés : revendeurs venus de l’Europe ou clientes se fournissent en wax, ce tissu africain aux motifs colorés.

Le mètre ruban glisse entre ses doigts. Tours de hanches, de taille, de poitrine… le couturier enchaîne les mesures, trop concentré pour parler. Un brin intimidée à l’idée de se faire confectionner sa première robe sur mesure, Aïta l’observe qui reporte ses mensurations sur une bande de ruban adhésif tirée d’un gros rouleau. Il y ajoute le prénom, l’acompte versé, griffonne un croquis du modèle, et colle cet improbable bon de commande sur le tissu de l’étudiante. La robe longue, moulante de la taille aux cuisses et évasée en bas, sera prête dans deux semaines. Deux jours avant le mariage où Aïta est invitée.

 

Au 10 de la rue Emile-Zola, à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, le dépaysement est garanti. Surtout quand Mamadou Diallo se met à ­parler pulaar, sa langue au Sénégal, assis derrière la « machine à coudre de l’Afrique », une increvable Bernina 217, qui trône en pièce maîtresse de l’atelier. Depuis cette ­position stratégique, où il se rassoit entre deux prises de mesures, le maître des étoffes gère ses clientes, qui patientent sur ses canapés, en ajustant les vêtements après essayage, pour valoriser les atouts de chacune. Mamadou Diallo n’aime rien tant que « le sourire d’une femme qui se sent belle sans avoir dû vider son porte-monnaie ». A ses yeux, c’est ça « l’esprit du “Petit Dubaï” ».

A la jonction de La Courneuve et d’Aubervilliers bat le cœur d’un monde à part, connu des seuls ­initiés. Un royaume de la couleur, unique en Europe, où se côtoie une petite centaine de boutiques (une soixantaine à La Courneuve, plusieurs dizaines à Aubervilliers), échoppes ou entrepôts dédiés au commerce de gros comme de détail, de tissus très majoritairement africains. Dans cette plus grosse concentration européenne d’étoffes, le wax a pris ses aises au côté du bazin, des guipures et du kenté, autres tissus culturellement afro. Il domine partout dans cet univers de motifs divers, vendus à des prix imbattables.

 

Une clientèle européenne

 

En ce samedi d’automne, une partie de leur salaire en poche, quelques dizaines de femmes, qui ont troqué les maris pour les copines, transforment la rue Emile-Zola en ruche bourdonnante. Entre les fumerolles des grilleurs de maïs et le petit business des « tatas » – ces femmes africaines qui vendent du jus de bissap, la fleur d’hibiscus, ou des petits colas, ces noix aux milles vertus pour les Africains – se faufile un cortège de chariots à courses bourrés jusqu’à la gueule et de petites valises à roulettes. Arrivés vides le matin, ils regagnent, bien remplis, la gare RER toute proche.

A deux pas, au bord du trottoir et dans les cours, des coffres de voitures immatriculées en province, en Allemagne ou en Espagne se referment sur leur car­gaison après une journée à négocier les lots. On vient de loin s’approvisionner pour faire ensuite les marchés ou alimenter une boutique. « Et encore, depuis le Covid, les cars de touristes affrétés depuis des villes du Nord, du Centre, et même de Lyon n’ont pas repris les voyages d’une journée », regrette un marchand, en sirotant un thé bien noir sur son pas-de-porte.

 

Entre les rangées de ses mille tissus différents, classés par couleurs et par qualités, tous de 6 yards sur 48 pouces (5,48 m sur 1,22 m), comme c’est la norme ici, Cassandra Mendy, alias Cassie, discute les tons et les modèles de robes d’anniversaire qu’une jeune femme lui montre sur un compte Instagram.

Du haut de ses 27 ans, Cassie a la réputation d’avoir un goût sûr et de l’imagination, ce qui lui vaut de faire partie du jury de Miss Afro et d’autres concours de création ­ethnique. « Si je n’imagine pas ma cliente dans une robe ou portant telle ou telle couleur, je le dis cash et ça évite les déceptions ensuite », ­clarifie la marchande, qui travaille avec Mamadou Diallo. L’achat conclu, elle lui envoie ses clientes en quête d’un tailleur.

Un passage par les Emirats

Pour rejoindre l’atelier, il suffit de traverser la rue et de contourner le chariot fumant de l’imposant ­vendeur enturbanné, partie intégrante du paysage. Maïs aujourd’hui, marrons bientôt… Les doigts de Singh l’Indien dansent pour éviter la morsure des flammes en tournant et retournant les épis sur une vieille boîte de conserve XXL recyclée en brasero. Sept jours sur sept, confinement excepté, il est là, à vendre ses grillades pour 1 euro, dans ce lieu qui vit 365 jours par an. Un quartier en lien direct avec son ­fournisseur numéro un : Dubaï.

Cette relation avec les Emirats arabes unis, Hamidou et Abdul Soumare la cultivent. Avant la pandémie de Covid-19, les deux beaux-frères, d’origine malienne, qui partagent une boutique à la frontière entre Aubervilliers et La Courneuve, prenaient tous les deux mois la direction de l’Asie. « On va de temps à autre en Inde, pour les bijoux, ou en Thaïlande. Mais nos fournisseurs de wax sont très majoritairement à Dubaï et de plus en plus en Chine », explique Abdul, 44 ans. Ce sont les allers-retours de cette jeune génération de marchands vers Dubaï qui ont donné son nom à ce quartier du pourtour de la gare RER Aubervilliers-La Courneuve, autour de la rue Emile-Zola. Car, de l’avis général, près de 80 % de la marchandise vendue là est passée par la case Emirats.

 

 

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Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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