En fouinant dans des vielles photos de famille, je dénichais, sans aucune préméditation, une photo de mon oncle maternel Elimane Kane, en compagnie de ses amis intimes, Ahmed Baba Miské et Mohamed Ould Cheikh. Les trois riaient, de bon cœur, au siège des Nations unies à New York. A eux trois, ils représentaient la Mauritanie lors de l’Assemblée Générale en septembre 1965. Mohamed Ould Cheikh y était le chef de délégation en sa qualité de Ministre des Affaires étrangères et de la défense, accompagné de Elimane Mamadou Kane, son collègue du développement rural et de Ahmed Baba Miské, représentant permanent. L’image, dont le symbole se raréfie de nos jours, laisse imaginer les joies, les contrariétés et les espoirs de trentenaires mauritaniens, juste après l’Indépendance mais aussi au-delà, car leur compagnonnage traversait l’ingratitude du temps, défiait les vicissitudes et ne s’estompait qu’à leur mort, les uns après les autres. De tels documents d’archives témoignent d’un hier radicalement révolu, à l’optimisme duquel nous devons quelque égard et, surtout, le devoir du souvenir.
Les exigences de l’intégrité
Sans prétention, je m’acquitte, ici, de ma part de souvenance, en quelques lignes. S’imposait, à moi, l’obligation de réaliser le portrait d’une relation que j’ai vu grandir, de mes yeux d’enfants puis d’adolescent. Je dédie ces lignes maladroites à la famille de Mohamed Ould Cheikh, alias Hamid El Mouritany. N’ayant connu les proches parents ni les descendants du grand homme, il me revenait, d’autant, l’obligation de leur transmettre, comme une bouteille à la mer, une bribe de la considération que les miens vouaient à une amitié d’exception. Je porte le message, en guise de trophée, arraché à l’usure du temps. Au lecteur, il revient de vivre, avec moi, l’enthousiasme des débuts prometteurs et d’ainsi défier la menace de l’oubli, quand l’histoire de la Mauritanie s’obstine à gommer l’ornière de ses meilleurs fils. Évidemment, sous peine d’anachronisme, mon récit bref ne pouvait remonter à la genèse de la rencontre, sur les bancs de l’école, bien avant ma naissance. Je découvre, ici, que mon cousin porte le prénom atypique de «Mohamed Ould Cheikh». Le père, Elimane Kane, choisit ainsi d’attribuer, à son fils, une identité insolite, en hommage à l’alter-ego, de leur vivant, à tous.
Mohamed Ould Cheikh et Elimane Kane partageaient les exigences de l’intégrité, du rêve et de l’ambition au service de l’intérêt général, d’où la rapidité de leur disgrâce et l’épaisseur de l’effacement appliqué à leur passage dans l’appareil de l’État naissant. Certes, ils n’ont pas longtemps hanté le centre du pouvoir mais l’empreinte qu’ils y laissent demeure inexploitée.
Très tôt, alors que leurs âges réunis n’atteignaient la soixantaine, ils se retrouvaient propulsés au centre de la décision stratégique, dès les prodromes timides de l’accession à la souveraineté. Ils apportaient, chacun, la fougue et le désir d’avancer où se reconnait l’entrain fou des pionniers. Aussi, apposaient-ils une touche – d’originalité et de conviction – aux premiers pas d’un pays en devenir. Déjà, me diront plus tard des témoins de naguère, les milieux de la conservation s’alarmaient du duo d’idéalistes imprévisibles. Les deux ne concevaient qu’une Mauritanie de la diversité, socialiste si possible mais impossible sans l’égalité de ses citoyens. Tant d’années après, 2021 nous redit à quel point le combat de Mohamed Ould Cheikh et de Elimane Kane se confond, toujours, au rendez-vous raté de la Mauritanie avec la modernité.
Mohamed Ould Cheikh et Elimane Kane exerçaient leurs fonctions respectives sous la dictée du sens de l’Etat, à l’abri de l’ethnicité et de ses pièges. A distance du regard tantôt agacé tantôt admiratif de Maître Mokhtar Ould Daddah, ils osaient porter la contradiction lors de débats houleux en Conseil des ministres ; l’audace du propos leur valait, dans le huis-clos d’alors, l’adversité de plusieurs rivaux mais aussi la « si mauvaise réputation » d’empêcheurs de consensus, porteurs d’une utopie si exotique, sur les traces de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Intellectuels forgés à l’école du matérialisme dialectique et du rejet de la colonisation, ils s’assignaient la mission de harceler les féodalités maure et soudanienne, afin qu’émerge, de leurs cendres, une société de justice et de travail, loin de l’obscurantisme religieux et du système de caste. Un jour, la rumeur mûrissant, vint l’heure de la curée et le monde ancien l’emporta sur l’aspiration à l’enchantement. A la suite de la publication du Manifeste des 19 contre les prémisses de l’arabisation, les élèves noirs entamèrent une grève et des échauffourées agitèrent certains établissements, jusque à l’intérieur des dortoirs. Elimane Kane et Mohamed Ould Cheikh, prirent, ensemble, la défense du mouvement de protestation mais il leur fut reproché de nourrir un projet de putsch, voire d’encourager l’athéisme et la sédition sociale.
Du sommet du pouvoir à… la prison
Du jour au lendemain, leur éviction entraînait celle de dizaines de leurs partisans. Parmi les victimes de la purge non-violente à laquelle s’acharnait le parti unique, peu de témoins ont relaté l’importance de l’évènement. Quelques-uns, tel Yahya Ould Menkouss dans ses mémoires, reconnaissent avoir souffert de la loyauté à Mohamed Ould Cheikh et Ahmed Baba Miské, comme le rappelle l’excellente note de lecture, de Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou, publiée, sur son blog en 2015, sous le titre “…L’amertume d’un commis de l’Etat ».
Elimane Kane et Mohamed Ould Cheikh tombèrent aux mains de la police et découvrirent l’anxiété de l’interrogatoire avant d’échouer, du sommet du pouvoir, à la prison. Jamais la fonction publique ne les accueillera pas plus d’ailleurs qu’elle ne leur reconnaîtra le droit d’honorer une rue, une salle de lecture ou une place publique. Le premier renaîtra, vite, de ses cendres à l’ombre du Bureau international du travail (BIT) à Genève, tandis que le second, désabusé, préférait le retour définitif aux sources, près de Boutilimit ; il se ménageait une retraite, à vie, sur des dunes indifférentes du reste du paysage ; il conféra au lieu-dit la dénomination éponyme de Dar El Barka, lieu de naissance et village d’origine de Elimane Kane. A la faveur de l’hommage qu’il rendit au défunt, son jeune frère, l’historien et sociologue de renom Abdel Wedoud Ould Cheikh, signe des pages d’une rigueur admirable où le public – encore à l’abri de la falsification en cours de notre histoire – redécouvrait la grandeur d’une époque mais aussi ses tribulations, torpeurs et secousses. Au moins, il y avait du souffle, de l’humour, de la générosité et une aversion quasi-poétique à l’accumulation des biens. Elimane Kane et Mohamed Ould Cheikh incarnaient la chevalerie de l’élan insolite dans le récit de la Mauritanie ; en marxistes atypiques, ils plaçaient l’idée au-dessus des moyens et savaient maintenir le moyen sous l’égide de la volonté et du don de soi. Les deux amis se prêtaient assistance pendant l’épreuve et ne dérogeaient aux visites mutuelles, quand la vie les réunissait dans le même pays. Mainte fois, ils avaient le loisir de disserter l’inconfort des désillusions partisanes ou de comparer leurs lectures, à l’aune des passions de leur époque. Je les imagine, en promenade sur les rives du lac Léman, habités par la magie de la contradiction fraternelle, quand l’on retourne à l’essentiel après avoir beaucoup trop sacrifié à l’accessoire.
En octobre 1988, arriva l’heure de l’adieu fatidique. Elimane Kane s’éteignit à Genève et sa dépouille fut rapatriée a son Dar El Barka natal. Mohamed Ould Cheikh était inconsolable. Lors des funérailles, les visiteurs les plus avertis de cette amitié hors norme lui adressaient, d’abord, leurs condoléances avant de s’acquitter de ce devoir auprès de la famille biologique du défunt. Les autorités de la Mauritanie boycottèrent la cérémonie et compliquèrent l’autorisation d’atterrir ; l’intervention de Abdoulaye Baro, Secrétaire général du gouvernement de Ould Taya, permit d’étouffer l’incident. Contre l’ultime intimidation, Mohamed Ould Cheikh, déjà éloigné de la politique et de ses vanités, exprima sa révolte. Sans doute était-ce l’une des dernières fois où il contrevenait au flegme immémorial de son éducation. En juillet 2013, il rejoignait, pour l’éternité, son frère choisi ; tous les deux inhumés – chacun à Dar El Barka – voici que l’homonymie de leur destination posthume, les réunissait, à nouveau.
Brave, intègre, courageuse, se dresse, à jamais, la figure de mon oncle-jumeau, Mohamed Ould Cheikh.
Mohamed Askia Touré
Janvier 2021
Source : Le Calame (Le 26 janvier 2021)
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