Chronique. Elle avait très mal commencé, et pourtant l’année 2020 se termineen fanfare pour Xi Jinping. Le Covid-19 n’est plus qu’un mauvais souvenir, la croissance économique est repartie, et le drapeau chinois flotte sur la Lune – cinquante ans après que la bannière étoilée y fut plantée, certes, mais seul drapeau à lui tenir compagnie pour l’instant.
Comment dit-on Schadenfreude en mandarin ? Nul doute qu’à Pékin, en cette fin d’année, certains ne peuvent s’empêcher de s’abandonner à ce doux sentiment de jouissance face au malheur des autres. Car en face, de l’autre côté du Pacifique, le paysage est nettement moins flamboyant. Les Etats-Unis viennent de passer le cap des 300 000 morts, victimes de la même pandémie venue de Chine, mais que leurs dirigeants ont laissé s’étendre hors de contrôle par aveuglement politique et mépris de la science. Leur économie est en récession. Leur nouveau président, Joe Biden, s’enorgueillit d’avoir prouvé que la démocratie fonctionnait encore en chassant son prédécesseur le plus légalement du monde. Mais Donald Trump s’entête à gâcher cette image en niant l’évidence de la manière la plus grotesque qui soit.
Etrange spectacle, à l’aube d’une décennie qui s’annonce comme celle de la grande compétition entre les deux géants, celui qui avait pris l’habitude de dominer le monde au XXe siècle, et celui qui met les bouchées doubles pour le défier sur son propre terrain. Elle est loin, la mondialisation à laquelle chacun pensait trouver son compte ! Où est-il le temps où l’Internet se voulait si universel que personne n’avait pensé à lui inventer une gouvernance ? Le monde semble revenu à la guerre froide : une planète, deux systèmes. La Chine a remplacé l’Union soviétique face aux Etats-Unis, et c’est sur le terrain de l’innovation technologique que se mesure désormais la supériorité, bien plus que sur celui de la puissance militaire.
Les cartes gagnantes
Malgré la mauvaise passe qu’ils traversent, les Américains ne manquent pas de capacités pour rebondir. Ils l’ont prouvé plusieurs fois et peuvent, demain encore, étonner. Pendant que l’on meurt du Covid-19, une firme américaine, Tesla, est en train de révolutionner l’industrie automobile grâce à son avance technologique, ouvrant une brèche dans laquelle cherchent à s’engouffrer des constructeurs chinois.
Les Etats-Unis sortiront de la pandémie avec les cartes gagnantes, note l’économiste Thomas Philippon, professeur à l’université de New York : « Amazon, Zoom et le vaccin. » Détail révélateur : les trois laboratoires en pointe sur le vaccin anti-Covid (Pfizer, BioNTech, Moderna) sont dirigés ou fondés par des immigrés ; un couple turc a créé BioNTech en Allemagne, un Libanais d’origine arménienne a fondé et dirige Moderna, dans le Massachusetts, et le PDG de Pfizer a émigré de Grèce aux Etats-Unis à 34 ans. Cette diversité, qui a fait la force de l’Amérique, n’a pas cours en Chine.
La Chine, de son côté, a tiré les leçons des années Trump et de la pandémie. Dans un environnement mondial désormais hostile, elle ne peut plus se reposer sur les transferts de technologie d’un Occident devenu méfiant ; il lui faut compter sur ses propres forces pour mettre en œuvre un progrès technologique à marche forcée. C’est le message transmis depuis mai par le président Xi Jinping, et notamment au plénum du comité central du Parti communiste en octobre, dont le communiqué final cite plus de vingt fois les mots « innovation » et « technologie ».
Cette posture d’autonomie rompt avec le discours très coopératif qui avait fait sensation à Davos en janvier 2017, au moment même où Donald Trump était intronisé à Washington : « Un vibrant plaidoyer pour une politique de portes ouvertes, pour le dialogue direct et contre le protectionnisme », nous avait confié, « impressionnée », Ursula von der Leyen, alors ministre allemande de la défense.
Des géants du numérique ingérables
Depuis, le vent a tourné sur ces « vastes océans » auxquels Xi comparait la mondialisation, « océans qui ne peuvent être transformés en lacs fermés ». Le numéro un chinois leur préfère aujourd’hui le concept de « circulation duale », qui implique d’accorder plus d’importance à la demande intérieure qu’à l’ouverture extérieure comme moteur du développement chinois.
Pour l’analyste James Crabtree, installé à Singapour, cette stratégie, « formatée pour une nouvelle guerre froide », aura pour effet d’accélérer le découplage avec les Etats-Unis. Tout à sa préoccupation de renforcer son pouvoir, le numéro un chinois est lui-même dans une logique de fermeture politique et de mise au pas du secteur privé. Jack Ma, légendaire patron d’Alibaba, a payé cher son incartade lors d’un forum à Shanghaï, où il a qualifié les banques chinoises de « prêteurs sur gages » et contredit publiquement le vice-président Wang Qishan : quelques jours plus tard, le 3 novembre, l’introduction en bourse de sa filiale Ant Group, fleuron de la fintech chinoise, était bloquée et ses 37 milliards de dollars escomptés partis en fumée.
Car un constat rassemble Xi Jinping et les milieux politiques aux Etats-Unis : chinois ou américains, les géants du numérique sont devenus trop gros et ingérables. Comme l’a vu Jack Ma, les moyens pour y remédier, cependant, diffèrent fondamentalement. A Washington, des procédures antitrust ont été ouvertes contre Facebook et Google. Et l’on prend conscience des mérites de l’approche de l’Union européenne, qui ne possède, elle, aucun de ces « Big Tech », mais veut protéger ses consommateurs et sa concurrence par une régulation librement débattue : c’est ce que proposent les deux projets de règlement présentés mardi 15 décembre par la Commission.
D’où l’idée qui prend corps depuis l’élection de Joe Biden : une alliance numérique transatlantique, pour faire face à la gestion autoritaire chinoise de l’Internet. Très vingtième siècle, mais efficace.
Sylvie Kauffmann
Source : Le Monde (Le 16 décembre 2020)
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