Joe Biden, la victoire d’un rescapé

La vie commence-t-elle à 78 ans ? Lorsqu’il s’avancera pour prêter serment de défendre la Constitution et devenir le 46e président des Etats-Unis d’Amérique, le 20 janvier, après sans doute la plus tumultueuse des transitions, Joe Biden pourra enfin se poser cette question sans pouvoir encore y répondre. Que sera son élection ? Un épilogue en majesté ou bien un improbable nouveau départ ?

 

A deux reprises, il a envisagé des candidatures à l’élection présidentielle comme des points culminants d’une carrière d’un parfait classicisme, engagée au Sénat des Etats-Unis en 1972. Pour sa première tentative, en 1987, il avait mis en avant un argument générationnel qui tenait en une ligne : son âge, 45 ans à l’époque. Cette candidature était à ce point dépourvue de souffle qu’elle avait été éteinte par une polémique liée à un médiocre plagiat. Comme si Joe Biden avait eu besoin de l’inspiration du dirigeant travailliste britannique Neil Kinnock pour masquer sa peine à habiller son ambition de convictions.

La deuxième, vingt ans plus tard, avait été placée sous le signe de la méritocratie. Le président de la prestigieuse commission sénatoriale des affaires étrangères et ancien président de la commission des affaires juridiques, offrait en partage ses trente-six ans d’expérience et d’ancienneté. Mais Joe Biden n’avait pas tenu la distance face à deux candidatures qui promettaient d’écrire une page d’histoire, celles d’Hillary Clinton et de Barack Obama.

Le sens d’une troisième tentative

 

La compétence n’avait cependant pas été mise au rebut. Le jeune sénateur de l’Illinois, qui n’avait que 11 ans lorsque Joe Biden avait été élu pour la première fois dans le Delaware, avait fait de lui un vice-président. Tout en se montrant d’une loyauté inattaquable, le second concevait son poste comme une antichambre vers la présidence. Mais Barack Obama était alors convaincu que l’heure d’une femme, Hillary Clinton, son ancienne adversaire des primaires de 2008, avait sonné.

Contraint et forcé, Joe Biden en avait pris acte. Il avait contemplé avec impuissance la campagne laborieuse qui s’était achevée par la victoire de Donald Trump, convaincu qu’il aurait pu faire rempart contre la désertion des cols bleus. Il ne pouvait être qu’accablé par l’effet dévastateur du mépris de classe qui avait affleuré lorsque la démocrate avait stigmatisé les « pitoyables » qui composaient, selon elle, une partie des fidèles du président.

 

Joe Biden, à droite, et l’ancien président Barack Obama se saluent avec un coup de coude, à la fin du rassemblement au Northwestern High School de Flint, Michigan,le1 octobre 2020.

Joe Biden, à droite, et l’ancien président Barack Obama se saluent avec un coup de coude, à la fin du rassemblement au Northwestern High School de Flint, Michigan,le1 octobre 2020. Andrew Harnik / AP

 

Quatre années plus tard, le sens d’une troisième tentative aurait pu s’avérer une nouvelle fois introuvable. A quoi bon être le plus vieux candidat, pour espérer devenir le plus vieux président, quand une nouvelle génération de sénateurs et de sénatrices, de gouverneurs, de maires et d’hommes d’affaires, l’un d’eux né après son élection au Sénat, frappait à la porte ? Comment tenir tête face à ce flot rompu aux nouvelles façons de faire de la politique, rapide, mobile et déterminé.

Raconteur parfois enjoliveur

Le 20 janvier 2017, lorsque au pied du bâtiment du Congrès, Donald Trump avait prononcé son acte d’accusation populiste contre Washington, lors de sa prestation de serment, il s’était fait le procureur de tout ce que Joe Biden incarnait. « Pendant trop longtemps, un petit groupe de la capitale de notre pays a récolté les fruits du gouvernement tandis que la population en a supporté les frais (…). Leurs victoires n’ont pas été vos victoires ; leurs triomphes n’ont pas été vos triomphes ; et alors qu’ils célébraient dans la capitale de notre pays, il n’y avait pas grand-chose à célébrer pour les familles en difficulté partout dans notre pays », avait asséné l’ancien homme d’affaires.

Joe Biden et  Kamala Harris saluent les partisans du Chase Center à Wilmington, Delaware, lors de la Convention nationale démocratique, le 20 août.

Joe Biden et  Kamala Harris saluent les partisans du Chase Center à Wilmington, Delaware, lors de la Convention nationale démocratique, le 20 août. OLIVIER DOULIERY / AFP

Sept mois plus tard, l’ambiguïté du président à propos de militants suprémacistes blancs à l’origine de heurts meurtriers à Charlottesville (Virginie) avait retrempé la détermination de celui qui a pu mettre ensuite en balance une vie au service de l’Etat avec l’usage personnel qu’en a fait le contempteur, après quatre ans à la Maison Blanche. La course folle de la boule de démolition, qui a balayé pendant son mandat les normes communément admises et les règles tacites qui encadrent l’exercice du pouvoir aux Etats-Unis, a redonné un sens à la modération, au souci d’équilibre et de compromis incarnés par le fils d’un vendeur de voitures, premier candidat depuis Ronald Reagan à ne pas être passé par les universités d’élite de l’Ivy League. Un « Joe Six-Pack » (M. Tout-le-Monde) tout-terrain, raconteur parfois enjoliveur, gaffeur impénitent, orateur à embûches, et si profondément humain.

Joe Biden a bâti son succès sur ce socle de décence, qui n’a pas été ébranlé par le rappel comminatoire de l’affairisme aventureux de son fils prodigue, Hunter, largement relayé par les médias trumpistes. Sa candidature a tout d’abord été par défaut, protégée par sa notoriété, puis de rassemblement pour une famille éclatée, tétanisée à l’idée d’un second mandat de Donald Trump. L’ancien vice-président a alors été porté par un réflexe de vote utile qui lui a permis de survivre aux pires débuts jamais essuyés dans une primaire d’investiture démocrate. Qui aurait cru, lorsque le candidat en déroute fuyait le New Hampshire après des débuts catastrophiques dans l’Iowa, le 10 février, qu’il renaîtrait de ses cendres moins de vingt jours plus tard en Caroline du Sud avant de plier pratiquement la course lors du Super Tuesday suivant ?

 

Un défi redoutable

 

Le destin a frappé plus durement que beaucoup d’autres Joe Biden, qui a porté en terre sa première femme, sa première fille, puis le fils auquel il prêtait le plus lumineux des avenirs. Cette somme de drames et de peines s’est transformée en force lorsque l’incertain d’une épidémie a frappé une nation en crise. Sa capacité à comprendre la détresse, pour l’avoir longtemps côtoyée, a tranché avec l’illettrisme en la matière d’un président tout rempli de lui-même, jusqu’à l’enfermement. Sa connaissance de l’Etat fédéral lui a permis de dénoncer les absurdités d’une présidence souvent en guerre contre sa propre administration. Et c’est ainsi qu’à 77 ans, Joe Biden est devenu l’homme des circonstances et de la situation.

Ce qu’il fera de sa victoire reste à écrire. Son étroitesse et la perspective d’un Congrès toujours divisé entre un Sénat républicain et une Chambre démocrate, lui promettent un parcours du combattant permanent. Si sa biographie peut livrer un quelconque enseignement, c’est bien qu’il a toujours été déprécié et éclipsé par des personnalités plus fortes ou plus flamboyantes. Dans des courriels privés, piratés et rendus publics par WikiLeaks en 2016, une proche d’Hillary Clinton, Neera Tanden, ne disait-elle pas qu’une éventuelle candidature de Joe Biden ferait apparaître l’ancienne First Lady comme « tellement meilleure » ? Avec pour tout viatique sa résilience et sa ténacité, Joe Biden a pourtant réussi là où bien d’autres ont échoué.

L’époque le place aujourd’hui face à un défi redoutable. Le pays dont il s’apprête à prendre la tête n’est plus la puissance sereine qui allait triompher de la guerre froide lors de sa première candidature. Le mandat de « l’Amérique d’abord » rêvée par Trump a été celui de l’Amérique isolée, qui a fait douter ses alliés de la solidité de la parole. La gestion erratique de l’épidémie de Covid-19 a écorné son image. La situation est pire encore à l’intérieur des frontières américaines. Joe Biden va devoir faire avec une nation couturée de divisions, où le poids des haines menace à tout instant de submerger ses appels à l’unité et à la nécessaire concorde.

 

Sortir le pays des « ténèbres »

 

Peut-il se contenter d’être le vainqueur de Donald Trump, le restaurateur de valeurs américaines chancelante, et un pont pour une nouvelle génération de démocrates, notamment en choisissant la sénatrice de Californie, Kamala Harris, comme colistière ? Doit-il être plus ambitieux pour tirer durablement son pays des « ténèbres » comme il l’a promis dans son discours d’acceptation d’investiture ? Débarrassé désormais du souci que peut constituer la place qu’il entend laisser dans l’histoire, voire des calculs de réélection qui paralysent l’action, Joe Biden a, en théorie, les coudées franches et un modèle de cap possible : celui de Lyndon Johnson.

La tragédie du Vietnam, dont il avait en partie héritée, explique pourquoi la postérité n’a pas été généreuse avec le successeur de Kennedy, alors qu’il a été l’un des plus grands réformateurs de l’histoire américaine. Comme Joe Biden, Lyndon Johnson s’était forgé, au cours de vingt-trois ans passés au Congrès, une pratique de la politique qui reposait moins sur le verbe que sur la capacité à bâtir les majorités. Un exercice qui relativisait les discours pour se concentrer sur l’arithmétique des votes gagnés l’un après l’autre, par le dialogue, la persuasion ou la menace voilée. Une science concentrée sur le résultat, qu’il s’agisse des droits civiques pour espérer solder la ségrégation, de la création des programmes sociaux Medicare et Medicaid, ou encore de la suppression des quotas pour l’immigration.

 

A Black Lives Matter Plaza près de la Maison Blanche, alors que les gens attendent les résultats des élections, le 6 novembre 2020, à Washington, DC.

Après quarante années de reaganisme, Joe Biden va s’installer à la Maison Blanche dans un pays propice aux transformations parce qu’il ne considère plus forcément l’Etat fédéral comme un dangereux et inefficace Léviathan, mais bien comme un levier pour répondre aux dérèglements du monde, à commencer par la pandémie qui le ravage. La résistance du trumpisme, une force restée minoritaire dans le pays, va durablement empêcher le Grand Old Party de faire usage de son droit d’inventaire.

Ce terreau est favorable. Il offre une opportunité, aussi ténue soit-elle. Pour s’en saisir, Joe Biden devra démentir, encore et toujours, ceux qui l’ont invariablement sous-estimé.

Gilles Paris

Washington, correspondant

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