Comment un chef cuisinier danois est devenu une « taupe » à Pyongyang

Ulrich Larsen a infiltré pendant dix ans une association pour mettre au jour les trafics en tous genres de la Corée du Nord. Des révélations filmées et diffusées dans un documentaire qui ont des répercussions jusqu’à l’ONU.

C’est l’histoire d’un type ordinaire qui décide de passer le temps en infiltrant une association d’amitié avec la Corée du Nord, et se retrouve à négocier des contrats d’armement avec le régime de Pyongyang. Marié, père de famille, un appartement dans la banlieue de Copenhague et une pension d’invalidité pour cause de pancréatite chronique, Ulrich Larsen, 44 ans, était chef cuisinier, avant de devenir « la taupe » dans le documentaire du même nom, diffusé le 11 octobre sur les chaînes publiques scandinaves DR, SVT et NRK, ainsi que sur la BBC.

Le scénario est à peine croyable. Filmées en partie en caméra cachée, les images offrent pourtant des preuves difficilement réfutables sur le contournement des sanctions internationales par Pyongyang. Dès le lendemain de la diffusion du documentaire, les ministres des affaires étrangères danois et suédois ont d’ailleurs annoncé qu’ils allaient le présenter au groupe d’experts de l’ONU sur la Corée du Nord.

 

Physique passe-partout

 

Pour comprendre cette histoire rocambolesque, il faut revenir en 2009. Le journaliste danois Mads Brügger vient de terminer The Red Chapel, un documentaire dans la veine du film Borat, qui tourne en ridicule le régime nord-coréen. Ulrich Larsen le contacte sur Messenger : « Il avait vu le film et proposait ­d’intégrer l’association d’amitié dano-coréennee. » Son objectif : révéler au grand jour les méthodes du régime nord-coréen. Le journaliste n’y croit pas trop. Difficile d’imaginer les membres de l’association – de « pauvres types inoffensifs », selon Mads Brügger – détenir des secrets d’Etat. Mais il reste en contact avec l’ancien chef cuisinier. « Cela ne me coûtait rien et je voulais voir où cela pourrait mener. »

La bande-annonce (en anglais) du documentaire The Mole

 

Doté d’un physique passe-partout et de beaucoup de temps libre, Ulrich Larsen commence son infiltration. Il devient membre, participe aux réunions, qu’il ­propose de filmer, officiellement pour produire de petits films de propagande, postés sur YouTube. Rapidement, il monte en grade. Il entre à la direction, puis fait son premier voyage en Corée du Nord en 2012. On lui remet même une médaille, lors d’une cérémonie, pour son travail en faveur du régime.

 

Drôle d’entremetteur

 

Lors de ce premier séjour, Ulrich Larsen rencontre Alejandro Cao de Benós. Cet Espagnol préside l’association d’amitié avec la Corée (KFA), de dimension internationale – il assure que celle-ci compte 16 000 membres dans 120 pays. Le 1er mai dernier, Bloomberg Businessweek lui consacrait un très long portrait intitulé : « Vous voulez faire des affaires à Pyongyang ? Appelez le gars de la Corée du Nord en Espagne. » Ce drôle d’entremetteur, citoyen d’honneur de la dictature communiste, a fait l’objet d’une enquête en Espagne pour trafic d’armes.

Alejandro Cao de Benós apprécie Ulrich Larsen. Il ne tarde pas à le nommer délégué de KFA pour le Danemark, puis pour les pays scandinaves. Le Danois fait des allers-retours à Pyongyang. Il donne des interviews aux médias occidentaux pour défendre la parole du régime de Kim Jong-un. Et il continue de filmer. L’Espagnol lui demande alors de trouver des investisseurs prêts à faire des affaires avec la Corée du Nord.

Armes et amphétamines

 

C’est à ce moment-là qu’entre en scène « M. James », alias Jim Latrache-Qvortrup, retraité de la Légion étrangère française et ex-dealeur de la jet-set danoise. Ancien taulard, il se laisse facilement convaincre par le journaliste Mads Brügger, revenu dans l’aventure, de jouer un financier plein aux as et peu scrupuleux. Ulrich Larsen le présente à Alejandro Cao de Benós. Et bientôt, les deux Danois s’envolent pour la Corée du Nord.

Là, surprise : le 25 janvier 2017, dans le sous-sol d’une banlieue de Pyongyang, des dignitaires du régime leur présentent un catalogue : chars d’assaut, missiles balistiques, lance-missiles… Tout est à vendre, y compris de la drogue. « M. James » signe un vrai faux contrat avec Kim Ryong-chol, président de la Korea Narae Trading Corporation. Dans son rapport publié fin août, le groupe d’experts de l’ONU estime que la société « se livre à des activités de contournement des sanctions visant à générer des revenus pour appuyer des activités interdites menées par la République démocratique de Corée du Nord ».

 

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Pour la production d’armes et d’amphétamines, les Nord-Coréens proposent un pays tiers. Le choix se porte sur une île au milieu du lac Victoria, en Ouganda. L’usine doit être installée sous terre. En surface, un complexe hôtelier détournera l’attention des curieux. Les plans sont remis à Ulrich Larsen par ­l’ambassadeur nord-coréen en poste à Stockholm. Toutes les négociations sont filmées.

 

Jusqu’à quel niveau du régime, « la taupe » et « M. James » ont-ils pu accéder ? « C’est difficile à dire avec un régime aussi ­hiérarchique et complexe, admet Mads Brügger. Mais j’ai du mal à croire que le plus haut niveau n’était pas au courant. » Finalement, la mascarade prend fin en 2019, quand vient le moment d’honorer les contrats. « M. James » ne répond plus à ses e-mails. Ulrich Larsen coupe les ponts avec KFA. Dans les médias scandinaves, l’ambassadeur nord-coréen à Stockholm dénonce une manipulation. Ulrich Larsen, pour sa part, a été contacté par le groupe d’experts de l’ONU sur la Corée du Nord, qui souhaite entendre son témoignage.

 

 

Anne-Françoise Hivert

(Malmö (Suède), correspondant régional

 

 

 

Source : M Le Magazine – Le Monde

 

 

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