
Ils se sont installés à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), entre le canal et l’autoroute, sur une esplanade de béton et sur les pentes terreuses attenantes. Rien d’original dans la façon dont ce énième campement de migrants a poussé, il y a environ trois mois. Ils sont aujourd’hui autour de huit cents, et chaque jour un peu plus, sous une tente ou à même le sol. Ce sont surtout des Afghans.
Ça fait presque deux ans que Rahmat Gul Amarkel dort dehors. A son arrivée en France, ce demandeur d’asile avait d’abord été hébergé par l’Etat. Et puis l’administration s’est rendu compte que, lors de son arrivée en Europe, en 2015, Rahmat avait déposé une demande d’asile en Autriche, rejetée depuis.
Alors qu’il croyait pouvoir retenter sa chance en France, on lui a opposé le règlement Dublin. Pierre angulaire du système d’asile européen, celui-ci prévoit qu’une personne ne peut demander une protection internationale que dans un pays, celui dans lequel ses empreintes digitales ont été prises pour la première fois.
La personne n’a pas le droit de déposer une demande ailleurs, sauf si elle n’a pas été renvoyée dans le pays responsable de sa situation au terme d’un délai allant de six à dix-huit mois. Délais pendant lequel, en France, elle perd souvent le droit à un hébergement et à une allocation de subsistance.
Jeu du chat et de la souris
La France a voulu rediriger Rahmat vers l’Autriche. De crainte d’être ensuite renvoyé dans son pays, le jeune homme s’est dérobé à cette expulsion et a été considéré comme étant « en fuite ». A partir de là, il a dû attendre un an avant de pouvoir déposer une nouvelle demande d’asile dans l’Hexagone, sans toit ni argent.
Ce jeu du chat et de la souris, entre les Etats et les demandeurs d’asile, est devenu fréquent. En France, on estime qu’un tiers des demandeurs sont « dublinés », parfois présents en Europe depuis de longues années.
Reza (le prénom a été modifié), a vécu cinq ans en Suède, à Lulea. Il avait commencé à y faire sa place, travaillait comme cuisinier dans un restaurant. Mais sa demande d’asile a été rejetée et, menacé d’expulsion vers l’Afghanistan, il a eu peur et est parti. « En France, j’ai peut-être une chance d’obtenir des papiers », avance ce jeune de 26 ans, qui dort sous une tente. Placé pour le moment en procédure Dublin, il a « très peur d’être renvoyé en Suède ».
Sur la bretelle de l’autoroute A1, qui surplombe le campement de Saint-Denis, une camionnette passe, dotée d’un haut-parleur. Depuis l’anonymat de sa cabine, le conducteur lance : « Salut les Gitans ! Sacré camping ! » Ici, il n’y a pas de toilettes ni de douche et une dizaine d’hommes sont regroupés devant l’unique robinet d’eau, pour boire, se laver les dents ou le visage. Certains utilisent l’eau du canal pour rincer leurs vêtements. Soudain, une bagarre explose. Ici, on se bat pour un téléphone, pour une barquette de nourriture.
« Une torture morale »
« Ma tête ne tourne plus rond », dit Sajaad Ghaderi. Cet Afghan de 19 ans dort dans un parc différent toutes les nuits, pour se tenir à l’écart des camps tant ils lui font peur. Il est arrivé à Paris il y a trois mois, mais ses empreintes avaient d’abord été relevées en Italie alors qu’il ne faisait qu’y transiter, c’est donc là-bas qu’il est « dubliné ». Il comprend qu’il est aux prémices d’une procédure risquant de durer longtemps, alors qu’il voudrait au plus vite « apprendre la langue » et « travailler ».
« On voit des situations inextricables, des gens qui perdent toutes ressources, témoigne Kerill Theurillat, de l’association Utopia 56. Dublin participe à la reformation des campements. Les gens y sont en énorme souffrance psychologique. »
Louison Mungu Mawu n’a pas de mot assez dur pour qualifier le règlement européen. « C’est une torture morale, une prison à ciel ouvert, un contrat avec le diable. On te laisse dans la rue, on fait de toi un mendiant. Des gens sont devenus fous à cause de Dublin. C’est comme ça qu’on va protéger les frontières ? »
Originaire de la République démocratique du Congo (RDC), agronome de formation, cet homme de 47 ans a été placé en procédure Dublin pour avoir fait escale trois heures à l’aéroport de Rome, en se rendant à Paris. Il fuyait son pays où il avait été détenu arbitrairement et torturé par le régime de l’ancien président Joseph Kabila. C’était il y a plus de quatre ans. Considéré fuyard pour avoir refusé son transfert vers l’Italie, Louison a dû attendre plus de vingt mois avant que sa demande d’asile soit finalement examinée par la France. « Avec ma petite valise, ma maladie [il souffrait d’un glaucome aux deux yeux], je devais trouver où dormir, me laver. J’étais perdu. » Plusieurs fois, il a pensé se laisser tomber sur les rails du métro. Aidé par le Cedre, une antenne du Secours catholique spécialisée dans l’aide aux exilés, il a remonté la pente. En octobre 2019, il a finalement obtenu le statut de réfugié en raison des risques de persécution qu’il encourt en RDC.

« En Italie, il faudrait que je reprenne tout à zéro »
Qu’aurait-il fait en Italie ? Et qu’y ferait Savane James Gbehe ? Cet Ivoirien de 26 ans, bénévole au Cedre, y est « dubliné » parce que, en fuyant la Libye, il y a un an, en canot pneumatique, il a accosté sur l’île de Lampedusa. « Quelqu’un qui passe par la Méditerranée, il arrive par la Grèce, l’Espagne, Malte ou l’Italie, résume-t-il. Mais moi, mon seul parent est en France. Ma sœur m’héberge, elle peut m’aider à m’intégrer. En Italie, il faudrait que je reprenne tout à zéro. » Que ferait Johnson (le prénom a été modifié) en Pologne ? Ce Nigérian de 29 ans est menacé d’y être transféré, parce qu’il y avait atterri lorsqu’il a quitté son pays pour l’Europe. Mais sa compagne, enceinte, vit en France.
Chargée du dossier asile au ministère de l’intérieur, la ministre déléguée Marlène Schiappa a prévenu qu’elle souhaitait améliorer les transferts Dublin, alors que le règlement est en passe d’être réformé par la Commission européenne.
Le recours à la rétention est un des leviers d’action. D’après le rapport annuel des associations intervenant en centres de rétention, les « dublinés » ont représenté 21 % des personnes enfermées en 2019, deux fois plus qu’en 2018.
Tout en plaidant à Bruxelles pour des mécanismes de répartition solidaire des migrants secourus en Méditerranée, la France, qui se voit de plus en plus comme un pays de rebond en Europe, n’a jamais caché son souhait de durcir la règle selon laquelle une personne ne peut demander l’asile que dans un seul Etat.
« Dublin, c’est l’idée que les personnes seront tellement mal accueillies qu’elles décideront de partir », selon Caroline Maillary, du Groupe d’information et de soutien des immigrés. En réalité, peu sont ceux qui renoncent.
Abdoulaye Sacko, un demandeur d’asile guinéen de 49 ans, « dubliné » en Espagne, ne l’a jamais envisagé. Il nous montre son crâne « gondolé » à cause des coups qu’il a reçus pour avoir manifesté dans son pays ; il raconte les cadavres de trois migrants qu’il a dû laisser couler en Méditerranée lors de la traversée du détroit de Gibraltar ; il évoque ses cinq enfants restés au pays et qui dépendent de lui pour vivre. Pour lui, c’est une évidence, « l’homme doit être libre de demander l’asile dans le pays qui lui convient ».
Julia Pascual
Source : Le Monde
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