Le mollah Nasreddine, preuve qu’un islam satirique a existé

Naïf et malin, menteur et sincère, le facétieux personnage incarne toutes les figures irrévérencieuses et populaires de la tradition musulmane.

Dans la ville d’Aksehir, en Turquie, se trouve un mausolée réputé être celui de Nasreddine Hodja, bouffon universel du monde musulman. Depuis plusieurs siècles déjà s’est organisée autour de sa figure la résistance à la bêtise sous toutes ses formes. Or, la légende raconte qu’à l’emplacement du monument actuel, de facture banale, s’en trouvait un autre qui aurait brûlé et dont les plans auraient été conçus par Nasreddine lui-même. « Une unique coupole soutenue par quatre colonnes, il avait trois de ses côtés ouverts à tous les vents. Seule la façade était murée et percée d’une porte close par un énorme cadenas », peut-on lire dans La Sagesse extravagante de Nasr Eddin, de Jean-Louis Maunoury (Albin Michel, 2011).

Les Turcs ont constitué une histoire autour de sa personne, devenue héros national, le présentant comme un personnage ayant vécu au XIIIe siècle et s’étant même opposé au grand poète Rumi. Au fil des siècles, on a attribué à sa figure des histoires bouffonnes en tous genres, des nationalités diverses et toutes sortes de fonctions et de métiers. Coiffé de son énorme turban – ce qui suggère, en même temps que son titre de hodja en turc ou mollah en persan, qu’il est une référence religieuse du niveau le plus basique –, et juché sur son âne (parfois en sens inverse), Nasreddine traverse le temps et l’espace.

Le précurseur le plus ancien du mollah Nasreddine persan, du Nasreddine Hodja turc ou du Joha arabe existe probablement depuis plus de mille ans. Chacun se l’est approprié et l’a mis à sa sauce pour exprimer ses frustrations, faire éclater l’ordre des choses et l’oppression ambiante.

 

Quintessence de l’anticonformisme comique

 

Les aventures de Nasreddine, fables courtes, drolatiques, absurdes, provocatrices et irrévérencieuses, rassemblent tout un fonds de contes anciens attribués à des anonymes ou à des personnages inconnus, disséminées dans les œuvres des poètes anciens ou dans les recueils d’historiettes comme le célèbre Traité de la joie du cœur, du poète persan Obeid Zakani (Lettres persanes, 2005).

Puis, peu à peu, une tradition populaire a attribué ces fables à un seul personnage qui représente d’une manière quintessentielle l’anticonformisme comique dans le monde musulman. Tout à la fois idiot du village et sage profond, le bonhomme est jovial, naïf et rusé en même temps, ignorant et averti, menteur et sincère, direct et facétieux. Il peut se permettre de tout dire, y compris d’apostropher les puissants tout au long des siècles.

Chaque fois que l’on veut fustiger les puissants, souligner d’un éclat de rire l’absurdité du monde, on invente une nouvelle histoire de Nasreddine

Le corpus des histoires de Nasreddine ne cesse d’augmenter, dans un processus de création et d’adaptation qui semble ne pas avoir de fin. On est ainsi passé d’une centaine d’entre elles à peut-être des milliers. De fait, chaque fois que l’on veut mettre en exergue le ridicule d’une situation, fustiger les puissants, souligner d’un éclat de rire l’absurdité du monde, on invente une nouvelle histoire de Nasreddine.

Le processus est proportionnel au développement de la tyrannie politique et de la bêtise religieuse (à moins que ce ne soit l’inverse), on conçoit qu’il soit exponentiel par les temps qui courent. C’est ainsi que, de nos jours, Nasreddine peut circuler quelquefois en voiture – abandonnant momentanément sa légendaire monture –, posséder un iPhone ou un revolver et fréquenter des parcs d’attractions.

Ainsi va le hodja, passant de l’oral à l’écrit, du comique de bazar à l’expression de la contestation la plus radicale ou d’une sagesse ancestrale, pied de nez à tous les gens sérieux et plus encore, à l’esprit de sérieux lui-même. Toute anecdote dans laquelle la sagesse se révèle sous des dehors de niaiserie, où la naïveté est l’indice de l’astuce – à condition qu’elle soit de nature édifiante –, prendra automatiquement place dans le florilège nasreddinien.

 

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De ce point de vue, notre bouffon n’appartient pas seulement aux Perses, aux Turcs ou aux Arabes ; tous participent à cette immense entreprise farcesque. Le comique de Nasreddine ne cesse de bousculer nos certitudes et nos mesquineries, de faire jaillir le paradoxe et l’insoluble contradiction pour briser dans un éclat de rire nos tabous, nos préjugés et nos illusions. Pas seulement les nôtres, mais aussi et surtout ceux de la société dans son ensemble.

 

Le rire, arme de libération des consciences

 

Dans le contexte de certains pays musulmans qui ont une tendance au repli communautaire (ce qui engendre immanquablement la perte de l’humour et de l’autodérision) ainsi qu’à l’oppression idéologique (ce qui engendre un refus violent de toute forme de contestation), ce rire est même salutaire. Il organise la résistance. Il est une arme de libération des consciences, à défaut de pouvoir imposer la liberté par la loi.

Ce n’est donc pas un hasard si Molla Nasraddin fut le titre d’un périodique satirique et contestataire actif de 1906 à 1931 en Azerbaïdjan. Publié en langue azérie, le journal fut itinérant, édité tantôt à Tiflis, tantôt à Tabriz et tantôt à Bakou.

Le périodique « Molla Nasraddin » n° 22, publié en 1910.

 

Il peut paraître tout à fait anecdotique de le citer ici. Mais dans le contexte que nous traversons, il est important de rappeler que Nasreddine fut le porte-étendard d’un journal lu et apprécié dans l’ensemble du monde musulman, du Maghreb à l’Afghanistan, et que ce journal a joué un rôle important dans la révolution constitutionnelle iranienne, qui permit de créer en Iran le premier régime parlementaire dans un pays islamique.

La contestation par le rire est salutaire

 

Cette veine contestataire a existé et a joué un rôle essentiel pour faire avancer les idées progressistes en utilisant l’arme de la satire. Elle a été très populaire, tant auprès des intellectuels que des gens du peuple. En effet, le journal contenait des textes satiriques de critique politique et sociale aussi bien que des poèmes humoristiques et… des caricatures ! Il semble même que celles-ci aient inspiré l’art de l’illustration comique qui s’est développé à partir des années 1930 et dans lequel les Iraniens ont particulièrement excellé.

Créé par Jalil Mammadgulzadeh, Molla Nasraddin s’en prenait sans ménagement, mais toujours par le rire, à l’hypocrisie du clergé et à son arriération, à la corruption galopante au sein des classes dominantes, mais aussi à la politique colonialiste des nations occidentales. Il proposait une réforme profonde de la société par l’éducation, une occidentalisation des mœurs politiques et des droits égaux pour les femmes.

Jalil Mammadgulzadeh, fondateur du journal satirique « Molla Nasraddin », en 1906.

 

On imagine les risques d’une telle entreprise. Maintes fois, Jalil Mammadgulzadeh et son équipe éditoriale furent interdits, molestés, contestés et traînés dans la boue. De déménagements en renaissances, ils ont tenu bon. Pour être finalement réduits au silence par… le pouvoir soviétique.

Les systèmes dictatoriaux se ressemblent au moins sur un point : la haine du rire. C’est pourquoi, plus que jamais, la contestation par le rire est salutaire. Tant que durera la sottise humaine, Nasreddine aura de beaux jours devant lui et ne cessera pas de nous faire rire.

 

 

Leili Anvar

 

 

Docteure en littérature, maîtresse de conférences aux Langues O’(Inalco), Leili Anvar a traduit le Cantique des oiseaux d’Attâr (éditions Diane de Selliers, 2012). Elle est aussi chroniqueuse au Monde des religions.

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Deux histoires de Nasreddine

Le mollah et le Coran

« Nasr Eddin vient d’accéder au grade de mollah et il est admis désormais à donner quelques leçons à la medersa (l’école coranique). Un jour, pour atteindre un ouvrage placé sur une haute étagère, il monte sur une pile de livres parmi lesquels se trouve un exemplaire du Coran. Un de ses collègues le met aussitôt en garde, scandalisé : “— Nasr Eddin, es-tu devenu fou ? Ne crains-tu pas les foudres d’Allah d’oser ainsi souiller les écritures sacrées ? — Oui, j’aurais eu peur, mais maintenant que je peux l’enseigner, c’est au Coran d’avoir peur de moi.” »

Extrait de La Sagesse extravagante de Nasr Eddin, Jean-Louis Maunoury (Albin Michel, 2011).

 

Où chercher

« Rentrant en pleine nuit chez lui, le mollah Nasreddine se rend compte qu’il a perdu ses clés. Il cherche et recherche dans sa poche et autour de lui : rien. L’un de ses amis, venant à passer par là, lui propose de l’aider dans sa recherche. Au bout de quelque temps, il lui demande : “— Nasreddine, tu es bien sûr de les avoir perdues ici ? — Non, pas du tout, répond Nasreddine, mais je préfère chercher ici, sous le réverbère où il y a la lumière, plutôt que là-bas où il fait tout noir. »

Traduction de Leili Anvar.

 

 

 

(Cet article a été publié initialement dans Le Monde des religions n° 72, juillet-août 2015)

Source : Le Monde

 

 

 

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