
Cela faisait déjà quatre ans, depuis l’arrestation d’illustres cadres négro-africains évoquée dans l’article précédent sur Walata, que les enfants de la vallée du fleuve étaient soumis à un état d’exception permanent.
Cela faisait quatre ans que le fleuve sanglotait au vu de tant d’horreurs sur sa rive droite. Des années durant, à un rythme perlé mais froidement soutenu, les militaires massivement déployés dans ces régions, les forces de l’ordre remontées à bloc, ainsi que des milices créées pour la circonstance, ont orchestré et mis en œuvre d’effroyables meurtres, des viols à répétition et d’incessantes disparitions. Les séances de torture sur de paisibles citoyens et les actes d’humiliation étaient si inscrits dans le quotidien des populations, que cela leur paraissait presque normal. Pour quelqu’un de ma génération, durant ces années que nous avons fini par appeler « les années de braise », se retrouver face à un homme en tenue, c’était courir le risque d’une humiliation publique ou d’une séance de torture dans un commissariat ou un poste de police. Et c’était de l’ordre de l’anecdotique, au point de finir assez souvent comme un banal sujet de conversation décliné sur le ton de l’autodérision autour d’un thé à la menthe.
Dans ce que nous avons désormais coutume d’appeler « pudiquement » par cette horrible terminologie comptable « le passif humanitaire », nous avons tendance à omettre toutes ces jeunes filles violées par des militaires le long de la vallée. Toutes celles qui en sont mortes. Tous les pauvres enfants qui en sont nés. Nous avons tendance à omettre également tous ces jeunes qui, en dehors des fosses communes de Wothie et Sorymalé désormais exhumées et connues, ont été tués par des militaires et dont les dépouilles n’ont jamais été retrouvées. Tous ces « sans-nom » n’étaient pas sans existence, sans attaches et sans familles. Ils avaient des vies. Et parce ces vies auraient dû avoir droit au respect, nous leur devons mémoire !
La vallée des larmes souffrit de tout cela pendant des années, et de manière continue. Et arriva le 28 novembre 1990…
Entre temps, les habitants du village de Sylla morts sous les balles de policiers pour avoir voulu défendre leurs champs de culture contre des expropriateurs avaient été discrètement enterrés. Les larmes des vieillards de Mafoundou humiliés publiquement n’avaient pas séché, elles avaient tari. Ma balafre au bras gauche suite aux tortures que m’avait infligées le policier Brahim FALL lors de ma détention au commissariat de Kaëdi en avril 1990 avait épousé une mine un peu plus discrète.
Le régime de Maouiya Ould TAYA avait eu le temps, la peur des victimes et la lâcheté des épargnés aidant, de préparer minutieusement le parachèvement de son œuvre diabolique. Là aussi, nous nous habituâmes à entendre s’égrener au quotidien l’arrestation de militaires négro-africains accusés de velléités de putsch. Parmi les arrêtés, nous nous habituâmes à entendre des noms familiers. On fit croire à certaines femmes que leurs maris étaient envoyés en mission. Mais le négro-africain lambda n’était plus dupe. Il était juste résigné ou tétanisé par l’angoisse.
La porte de « l’enfer d’Inal », comme le titre si justement notre frère Mouhamadou SY, venait de s’ouvrir. Des centaines de militaires noirs (pour la quasi-totalité Peuls) y trouvèrent la mort de façon effroyable. Le témoignage de Mohamadou SY, ancien officier noir, rescapé d’Inal est bouleversant de cruauté. Toutes les paraboles de l’horreur se sont donné rendez-vous ce soir-là à Inal. En premier lieu, le choix de la date du 28 novembre (date de l’indépendance du pays) pour exécuter froidement 28 militaires noirs.
Cinq autres prisonniers, qui n’étaient pas destinés par leurs bourreaux à mourir ce soir-là, comme dans une ultime tentative patriotique de sauver la date anniversaire de notre nation naissante, succombèrent à la torture, portant ainsi le nombre de morts ce soir-là à 33, au lieu des 28 prévus pour…la fête. En bons soldats, ils tentèrent de protéger la Nation et ses symboles en mourant. Eux se souvenaient sans doute que c’était le sens de leur mission, là où d’autres ont cru que la leur était de sacrifier leurs propres camarades sur l’autel de la bêtise. Et jusqu’au bout les suppliciés furent plus patriotes que les barbares qui, par leur ignominie, finirent par porter un coup fatal à un symbole national. Le 28 novembre qui, pour ma génération, fut jusque-là, et en dépit de tout un moment de communion nationale, s’est mué depuis lors en un jour de deuil pour une partie de la communauté nationale. Comble de cynisme, ce soir-là à Inal, un des assassins de l’armée nationale, crût faire une générosité aux deux frères Diallo, en leur laissant le choix de celui qui allait mourir le premier…L’auteur de « l’Enfer d’Inal » raconte que chacun des frères voulut passer le premier pour ne pas voir mourir son frère. Ils furent départagés par un banal tirage au sort. Oui, on alla jusque-là !
La Mauritanie que nous aimons tant venait de mourir, tuée jusque dans sa foi.
Ceux qui chaque année à cette occasion s’essayent à une douloureuse gymnastique intellectuelle, pour tenter maladroitement une nuance qui nous autoriserait à fermer les yeux sur la souillure qui avilit le 28 novembre, ne s’aperçoivent pas du mal qu’ils font aux orphelins. Ni même aux veuves, au nombre desquelles il serait de courte vue de ne pas compter la veuve Mauritanie elle-même. Car finalement, le fleuve ne sanglote pas que pour ses fils morts sur le champ de l’honneur, mais aussi pour la terrible détresse de ce pays qu’il se donne tant de mal à irriguer et à nourrir.
Bocar Oumar BA
(Reçu à Kassataya le 13 septembre 2020)
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