Des femmes métisses, arrachées à leurs familles, assignent l’Etat belge en justice pour « crimes contre l’humanité »

Nées dans les années 1950 dans le Congo colonisé, confiées à l’orphelinat puis abandonnées, cinq femmes demandent réparation et relancent le débat sur la colonisation.

Elles s’appellent Léa, Monique, Noëlle, Simone, Marie-José. Toutes âgées de plus de 70 ans, elles sont nées dans ce qui était à l’époque le Congo belge. Et réclament aujourd’hui que l’Etat reconnaisse, enfin, ce que fut leur souffrance d’enfants métisses, arrachées à leur famille et placées de force dans des institutions religieuses. Avec leurs avocats, les cinq femmes – quatre ont la nationalité belge, une est française – ont déposé plainte, mercredi 24 juin, pour « crimes contre l’humanité ».

Leur histoire, bouleversante, relance le débat sur la colonisation, ce long épisode de l’histoire nationale belge, éclairé récemment par les manifestations du mouvement Black Lives matter (« les vies des Noirs comptent ») et la contestation des symboles les plus visibles de cette époque, dont les statues du roi Léopold II.

Ces cinq « enfants mulâtres », comme les qualifiait l’administration coloniale, sont nées entre 1945 et 1950, d’une union jugée illégitime entre un homme blanc et une femme congolaise noire. Certaines de ces « enfants de la honte » furent recensées comme « nées de père inconnu », ce qui était faux. Comme bien d’autres, elles furent, dès leur plus jeune âge – entre 2 et 4 ans souvent – arrachées à leur mère, leur village, leurs racines. Leurs proches qui voulurent protester furent intimidés, menacés de représailles.

Ni abandonnées, ni trouvées, ni orphelines, Léa et les autres allaient pourtant se retrouver placées dans des institutions religieuses et soumises à la tutelle de l’Etat. Elles vivraient désormais, avec une vingtaine d’autres enfants, dans le dénuement le plus complet, à peine nourries, à peine vêtues.

L’administration belge agissait sur la base de deux décrets concernant les enfants abandonnés et le rôle des « associations philanthropiques et religieuses ». Elle s’inspirait surtout d’un « Congrès des races » qui, en 1911, à Londres, avait réuni les puissances colonisatrices et conclu qu’il fallait empêcher les unions interraciales.

« Enlèvements pour motifs raciaux »

 

Le calvaire des cinq fillettes ne s’arrêtera pas avec l’indépendance, en 1960. Des troubles secouent alors la province du Kasaï et les Sœurs de la mission de Saint-Vincent-de-Paul, à Katende, vont tenter de fuir seules, sans les enfants qu’elles sont censées protéger. L’ONU embarque religieuses et prêtres, laissant les enfants sur place.

Livrées à elles-mêmes, abandonnées de tous, certaines fillettes qui n’ont pu se sauver à temps sont victimes de viols et d’abus commis par les militaires chargés de surveiller l’institution. On tentera plus tard de les confier à des familles congolaises. En vain : elles sont considérées comme « blanches », et rejetées.

« Cette politique d’enlèvement pour des motifs raciaux constitue à l’évidence, dans le chef de l’Etat belge, un crime contre l’humanité », affirme Me Michèle Hirsch, l’une des quatre avocats des plaignantes. La plainte déposée à Bruxelles se réfère à de nombreuses dispositions du droit concernant la torture, la persécution fondée sur la race, les disparitions forcées ou le crime d’apartheid. La citation mentionne « des vies volées pour l’unique raison d’être nées métisses » et une politique généralisée et systématique menée par un Etat.

Si elles réclament chacune 50 000 euros de dédommagement, les cinq femmes demandent surtout, soulignent-elles, la reconnaissance de leur souffrance. Et la possibilité de transmettre enfin une histoire à leurs enfants. Leur démarche s’appuie aussi sur une déclaration faite en avril 2019, devant les députés, par Charles Michel, alors premier ministre. Il avait reconnu que l’administration coloniale avait développé une véritable politique de ségrégation au Congo et au Rwanda-Burundi. Le chef du gouvernement avait déploré « l’abandon émotionnel, le déracinement, la difficulté d’assumer une double identité et la réelle souffrance des victimes ».

Une souffrance jusque-là totalement niée mais qui trouve aujourd’hui une résonance particulière, au moment où la Belgique dit vouloir, enfin, enseigner la réalité de la colonisation aux plus jeunes.

Lire aussi « Aujourd’hui comme sous Léopold II, le Congo reste la façade institutionnelle d’un voleur érigé en Etat »
Jean-Pierre Stroobants

(Bruxelles, correspondant)

 

 

Source : Le Monde

 

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