Ces tirailleurs africains massacrés par les nazis

 

Se sentent-ils un peu chez eux, loin de chez eux, ces tirailleurs enterrés dans ce cimetière militaire étonnant ? A Chasselay (Rhône), 2 700 habitants, le « Tata » (« enceinte sacrée », en wolof) tente de garder enclose la mémoire de soldats noirs massacrés par l’armée allemande, les 19 et 20 juin 1940. Il y a quatre-vingts ans, ces tirailleurs avaient fait un bon bout de chemin depuis leur continent jusqu’à ce coin de France pour y laisser leur peau. Car leur destin s’est bien résumé à cela : une histoire de peau.

Tandis que le drapeau tricolore claque au vent sur sa hampe, les 196 stèles sont alignées au cordeau, comme si la mort pouvait être une ultime parade militaire. Un numéro de régiment, une date de décès, une mention « mort pour la France ». Les pierres levées semblent regarder la porte d’entrée en bois où huit masques animistes ont été sculptés. Le quadrilatère est entouré d’un mur de près de trois mètres de haut, peint en rouge latérite, flanqué de tourelles en pisé, elles-mêmes hérissées de pieux, et ce sont quelques arpents incandescents d’Afrique, aux excès d’image d’Epinal, qui semblent réfractés dans la verte campagne lyonnaise, au milieu des vergers et au pied des monts d’Or.

Tata sénégalais, nécropole nationale où sont inhumés 188 tirailleurs originaires d'Afrique de l'Ouest, massacrés le 20 juin 1940. Chasselay, le 15 juin.

 

Ces tirailleurs coloniaux, génériquement appelés « sénégalais », venaient majoritairement de ce pays, mais aussi du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Gabon, là où la terre rougeoie pour de vrai. Ils appartenaient à toutes les ethnies de la région, peuls, bambaras ou malinké. Une brève recherche dans les archives militaires permet de découvrir que Gora Badiane, tué à 25 ans, venait de Djithiar ; Diallo Amadou, 31 ans, de Magana ; Kandjé Ibrahima, 21 ans, de Kaolack ; Bakary Goudiaby, 23 ans, de « Djimondé – subdivision de Bignona – Cercle de Ziguinchor ». Ceux-là sont les plus chanceux : au moins ont-ils un nom, un prénom, à l’ordre et à l’orthographe erratiques ; c’est déjà le début d’une reconnaissance et d’une histoire. Une cinquantaine d’autres tombes sont condamnées, elles, à l’anonymat, frappées de la mention « inconnu ».

« Crépitement d’armes automatiques »

Des hommes, des soldats, un double statut que déniaient à ces Noirs, à ces « Affen » (« singes »), les militaires allemands coupables de les avoir exécutés. Huit photos terrifiantes, prises par un homme de la Wehrmacht, illustrent la rage raciste à l’œuvre lors des fameuses journées. Les photos en question, totalement inédites, dormaient dans un vieil album, mis sur un site d’enchères par un brocanteur outre-Rhin et acheté par un jeune collectionneur privé de Troyes, Baptiste Garin. Sur une double page était épinglé un massacre de tirailleurs. « J’ai été saisi d’une émotion étrange, d’un malaise et puis du sentiment d’un cauchemar en croisant le regard de ces pauvres types », raconte l’acquéreur. Il prend contact avec un historien, Julien Fargettas. Voilà un quart de siècle que cet ancien militaire de 46 ans travaille sur cet épisode. Il vient même d’y consacrer un livre : Juin 1940. Combats et massacres en Lyonnais (Poutan, 250 pages, 21 euros). Julien Fargettas identifie la scène.

Le 20 juin 1940 dans l’après-midi, des tirailleurs faits prisonniers et désarmés sont conduits à l’écart de Chasselay (Rhône).

Le 20 juin 1940 dans l’après-midi, des tirailleurs faits prisonniers et désarmés sont conduits à l’écart de Chasselay (Rhône). COLLECTION BAPTISTE GARIN 

Le 20 juin 1940, en fin d’après-midi, quarante-huit tirailleurs faits prisonniers sont conduits à l’écart des maisons de Chasselay, dans un champ, au lieu-dit Vide-Sac. Là même où est érigé aujourd’hui le Tata. Désarmés, les bras en l’air, ils vont bientôt être fauchés par les mitrailleuses de deux chars, achevés au fusil et avec des tirs d’obus, certains écrasés par les chenilles des blindés lancés à la poursuite des fuyards. Ces preuves photographiques d’un crime de guerre corroborent les descriptions des gradés français témoins de la scène. Avant le carnage, ces Blancs avaient été mis à l’écart et forcés à se coucher au sol sous la menace de mitraillettes.

Dans un témoignage daté de 1975, le caporal Gaspard Scandariato raconte la suite : « Tout à coup, un crépitement d’armes automatiques retentit, se renouvelant à trois ou quatre reprises, auquel se succédèrent des hurlements et des grands cris de douleur. Quelques tirailleurs qui n’avaient pas été touchés par les premières rafales s’étaient enfuis dans le champ bordant le chemin, mais alors les grenadiers panzers qui accompagnaient les blindés les ajustèrent sans hâte et au bout de quelques minutes les détonations cessèrent. L’ordre nous fut donné de nous remettre debout et, colonne par trois, nous passâmes horrifiés devant ceux qui quelques heures auparavant avaient combattu côte à côte avec nous et qui maintenant gisaient morts pour notre patrie. Quelques tirailleurs gémissaient encore et nous entendîmes des coups de feu épars alors que nous étions déjà éloignés des lieux du massacre. » Selon Julien Fargettas, les photos permettent d’identifier l’unité et les soldats responsables de la tuerie. « Il ne s’agissait pas de SS, comme on l’a longtemps cru, mais d’hommes de la Wehrmacht », assure-t-il.

Premiers résistants

L’épisode de Chasselay fut le dernier d’une série d’exactions commises contre les tirailleurs africains pendant la campagne de France. Des crimes étudiés notamment par l’historien allemand Raffael Scheck, professeur à l’université américaine de Colby (Maine) et auteur d’Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais. Mai-juin 1940 (Taillandier, 2007). D’après lui, la haine des Allemands pour les tirailleurs et la peur qu’ils en avaient remontent à la première guerre mondiale. Dans les tranchées, les soldats noirs étaient alors accusés de mutiler leurs ennemis avec un coupe-coupe, arme réglementaire qui faisait partie de leur paquetage. Puis ces troupes coloniales participèrent à l’occupation française de la Ruhr, de 1923 à 1925. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler voit comme une humiliation cet « afflux de sang nègre sur le Rhin ».

Lire la suite  (édition abonnés)

Source : Le Monde

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page