1937 : Lynchages en Alabama, un « palmarès de sang et de terreur »

Correspondant du journal « Paris-Soir » aux Etats-Unis, Curt Riess rencontre « un Noir intelligent et cultivé » qui a compilé une documentation édifiante sur les lynchages. Le journaliste, horrifié, rend compte de ces « statistiques d’atrocités ». En cinquante-cinq ans, « 4 674 Noirs ont été brûlés ! », titre le quotidien.

[Fuyant le régime nazi, l’écrivain et journaliste allemand Curt Riess (1902-1993) se réfugie en France dès 1933. Un an plus tard, il s’installe aux Etats-Unis où il est envoyé par le quotidien Paris-Soir, avec lequel il collaborait déjà depuis Berlin. En 1937, dans une série de reportages, il raconte la question raciale dans le sud des Etats-Unis et les violences subies par les Noirs. Il reprend les mots de l’époque, dont celui de « nigger » (« nègre »), dont il fait un drapeau dans son combat antiraciste. Après la guerre, il vit entre Londres, New York et Hollywood, publiant notamment, en 1948, une biographie de référence du nazi Joseph Goebbels.

Ses reportages, avec leur grande force émotionnelle, sont dans le ton de Paris-Soir, quotidien fondé par le journaliste et militant anarchiste Eugène Merle en 1923. En 1930, l’industriel Jean Prouvost rachète le journal et en fait le plus grand quotidien français. Il nomme le patron de presse Pierre Lazareff à sa tête et opère un lissage de sa ligne éditoriale, à l’origine d’extrême gauche, l’enrichissant de contributeurs prestigieux, tels Joseph Kessel, Blaise Cendrars ou Antoine de Saint-Exupéry.]

 

 

Article paru le 14 octobre1937 dans le quotidien « Paris-Soir » :

Tampa, Hillsborough County : Robert Johnson, nègre, condamné pour vol de volaille, fusillé par auteurs inconnus.

Hazard, Perry County : Rex Scott, nègre, accusé d’avoir frappé un Blanc, arraché à la police, pendu et fusillé

Lambert, Bolivar County : Joe Love et Isaac Thomas, nègres, accusés d’une tentative de viol, arrachés à la police et pendus.

Pelahatchie, Rankin County : Henry Bedord, nègre, flagellé à mort, pour avoir parlé irrespectueusement à un Blanc.

Manchester, Coffee County : Richard Wilkerson, nègre, assailli et assommé, pour avoir frappé un Blanc. Auteurs inconnus.

« Sous mes yeux, les méfaits se succèdent. Et toujours cette même phrase qui revient, obsédante : “On ne fit enlever le cadavre qu’à la tombée de la nuit…” »

« Des exemples comme ça, me dit M. Taggert, vous en trouverez des milliers. C’est la menue monnaie du meurtre. Mais il y a mieux » M. Taggert est dentiste à Burmingham (Alabama). C’est un Nègre intelligent et cultivé qui souffre dans sa chair toutes les souffrances de sa race. Je suis venu dans son bureau pour parcourir la documentation qu’il a accumulée sur les cas de lynchage. Statistiques d’atrocités. Il y a mieux, dites-vous ? Continuez, vous verrez… Et je me replonge dans ces dossiers où ce ne sont que comptes rendus effroyables, cruautés, atrocités, crimes anonymes. En bas, dans la rue, j’entends des enfants s’amuser et chanter : « J’ai des ailes,/Tu as des ailes/Tous les enfants de Dieu ont des ailes ». Sous mes yeux, les méfaits se succèdent. Ça devient monotone à force d’être toujours abominable. Et toujours cette même phrase qui revient, obsédante, pour clore les récits rouges. « On ne fit enlever le cadavre qu’à la tombée de la nuit… »

Fusillades, pendaisons, lapidations, noyades, flagellations, supplices : palmarès de mort violente, palmarès de sang, palmarès de terreur. Dans la colonne « motifs », il s’agit, la plupart du temps, de bagatelles. « Insultes à une femme », « remarques malveillantes », « dispute avec un hôtelier blanc », « demande d’emploi dans un restaurant », « sympathie avec un Nègre lynché », « langage choquant »… Y a-t-il vraiment de quoi tuer un homme et le tuer avec les raffinements les plus atroces, le tuer après lui avoir fait subir mille morts ? Les statistiques révèlent que 78,4 % de l’ensemble des Nègres qui ont été lynchés au cours des cinquante dernières années ont été accusés de crimes (jamais prouvés) dont aucun, légalement jugé, même devant la cour la plus sévère, n’aurait pu entraîner la peine de mort. Les statistiques disent en outre que 11 % des Nègres lynchés n’ont été accusés d’aucun crime.

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Superlynchage. « Vous n’avez vu encore que le lynchage courant », me dit M. Taggert, qui se penche par-dessus mon épaule. Vous allez arriver au superlynchage, au meurtre exceptionnel, à la cruauté hors concours. Est-il possible qu’il y ait plus affreux que le comble de l’affreux ? C’est possible. Ainsi le cas célèbre du Nègre Claude Neal, de Floride. Il avait tué la jeune fille, Lola Cennidy, une Blanche, depuis des années son amante, parce que celle-ci lui avait déclaré qu’elle était fatiguée de lui et que, s’il faisait encore mine de l’approcher ou de lui parler, elle crierait au secours en simulant une agression du Nègre. Il est donc clair que le meurtre de Lola était un cas d’homicide par jalousie. Cela n’empêche que Claude Neal fut enlevé de sa prison par la populace, qui décida de lui infliger les pires souffrances imaginables avant de le faire mourir.

Amputé lentement, brûlé, et pendu

 

On l’emmena dans un lieu désert, et on se mit à lui arracher les membres, un à un. On le força à manger de sa propre chair. On lui enfonça son couteau de poche dans le corps, on lui amputa lentement et successivement les orteils, les doigts, les oreilles et le nez. En même temps, on lui infligea des brûlures au fer rouge. Non content de cela, on lui passa une corde autour du cou, on l’éleva un peu en l’air, et quand il fut presque étouffé, on le laissa retomber à terre. Ce n’est qu’après des heures de tortures semblables qu’on le pendit pour de bon.

 

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N’est-ce pas là les frontières de la cruauté ? On pourrait se le figurer, mais il y a pire encore. En 1930, la populace se saisit du Nègre Luther Holbert, qu’on disait avoir tué un Blanc. Avant qu’on l’eût trouvé, on s’était emparé de deux Nègres parfaitement innocents qu’on avait l’un et l’autre fusillés. On le découvrit en compagnie de sa femme, qui n’avait absolument rien à faire avec le crime ; on les attacha tous les deux à des arbres, puis on leur amputa un à un les doigts qu’on distribua ensuite comme souvenirs. Non content de cela, on leur arracha les yeux. Finalement, on les arrosa d’essence, on y mit le feu et on les laissa brûler.

De temps en temps, on voit mentionné dans les rapports que je feuillette le nom du Ku-Klux-Klan. Mais de moins en moins chaque année.

Klu-Klux-Klan : des « loisirs » à la terreur

 

Officiellement, le Ku-Klux-Klan était un club pour jeunes gens désireux de se rencontrer pour se divertir. En réalité, son but était de terroriser les Nègres par des costumes inspirant l’effroi et des procédés mystérieux. En quelques années, le K.K.K. comptait 40 000 membres qui avaient tous juré le secret et s’exposaient à la mort en cas de violation de la parole donnée. Ils avaient des armes et patrouillaient tout le Sud. Ils ne se contentaient pas d’effrayer les Nègres ; ils pénétraient dans leurs huttes, les battaient, souvent les assommaient, plus souvent les enlevaient, et on les retrouvait le lendemain matin dans un coin de campagne, pendus ou percés de balles. En ce temps-là, les exploits annuels du K.K.K. se chiffraient à environ 500 meurtres et 3 000 flagellations.

Revenons aux dossiers…

Un fermier du sud de la Georgie avait refusé à un Nègre le salaire qu’il devait à ce dernier. Quelques jours plus tard, on trouva ce fermier tué d’un coup de révolver. Comme la populace n’arrivait pas à trouver le Nègre soupçonné, elle commença à tuer tous les Nègres qui avaient quelques relations avec le Nègre cherché. Parmi eux se trouvait un certain Hayes Turner. Sa femme, qui en était au huitième mois de son terme, aurait déclaré qu’elle connaissait les meurtriers de son mari et qu’elle allait les dénoncer. La populace, mise en fureur par cette déclaration, se dirigea chez la pauvre femme. On la saisit, on lui lia les pieds et on l’attacha la tête en bas à un arbre. On l’arrosa d’essence et on y mit le feu. Les vêtements se consumèrent, mais il restait encore quelque vie chez la victime, lorsqu’on vit quelqu’un de la foule faire un bond en avant, tirer un grand couteau et faire une entaille géante à la victime. Par cette entaille, l’enfant attendu tomba à terre, poussa deux cris et fut aussitôt foulé aux pieds par la populace.

 

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Mais on ne s’en tient pas toujours au meurtre. Il y a quelques années, on était en train de juger un Nègre devant le tribunal d’une petite ville du Texas. Le tribunal avait demandé des soldats pour assurer la protection du prisonnier. La populace, se voyant contrecarrée dans ses projets sanguinaires, mit le feu à l’édifice. Ce n’est qu’avec peine que les juges, les avocats, les jurés et les témoins purent être sauvés. Quant au Nègre, on l’avait caché dans le coffre-fort incombustible du tribunal. L’édifice brûla complètement. La populace employa alors de la dynamite pour arriver à pratiquer une petite ouverture dans le coffre, et par cet orifice, on vida un chargeur de revolver. On se rendit ensuite dans le quartier des Nègres et on mit le feu à quelques douzaines de maisons appartenant à des Nègres parfaitement innocents. On se serait cru en temps de guerre. Le gouverneur de l’Etat du Texas dut finalement envoyer dans cette ville de 15 000 habitants plus de 600 soldats pour rétablir l’ordre.

Et la série continue… Fusillades, pendaisons, noyades, supplice du feu…

Bolton (Missouri) : James Sanders, nègre, accusé d’avoir écrit une lettre insultante à une jeune fille blanche, fut arraché à la police par la populace et percé de balles.

« Une chose que la société devrait bien saisir : tant que le le lynchage existe, la société elle-même est en danger », M. Taggert, rencontré par Curt Reiss en Alabama

Pinkney (Michigan) : Silas Coleman, nègre, fut fusillé par quelques membres de la « Légion noire » [organisation dans la mouvance du Klu-Klux-Klan] qui, d’après leur propre confession, désiraient simplement faire l’expérience de ce qu’on ressent quand on fusille un Nègre.

Thomasville (Georgie) : Lacy Mitchel, nègre, fut surpris et fusillé chez lui pour avoir témoigné devant le tribunal contre deux Blancs qui étaient accusés d’avoir violé une Négresse.

Taggert reprend la parole : « Une seule fois on nous a traité sur un pied d’égalité avec les autres Américains. Ce fut pendant la Grande Guerre. On nous permit de mourir pour notre patrie, comme les Blancs. Mais à peine la guerre finie, la population du sud eut peur que les Nègres se figurent avoir gagné l’égalité des droits par le gage de leurs vies. Les activités du Ku-Klux-Klan reprirent de plus belle. Dès 1919, on lynchait dix Nègres qui venaient de rentrer dans leurs foyers. Ils portaient encore l’uniforme. Et cela continua au cours des années suivantes… jusqu’à ce qu’on se fût calmé en voyant que les Nègres n’avaient pas d’autres prétentions que de vivre leur petite vie ».

« En 1872, poursuit-il, le gouvernement fit un rapport sur la question du lynchage, rapport qui demanda 13 volumes de 600 pages. Combien de volumes faudrait-il aujourd’hui pour exposer la question ? » Il se tait un instant puis reprend : « Une chose que la société devrait bien saisir est la suivante : tant que le le lynchage existe, la société elle-même est en danger. Tant qu’on laisse la populace agir à son gré, on n’a aucune garantie que cette populace n’annihilera pas un beau jour la société elle-même ».

L’atroce loi de Lynch

 

Des chiffres tournent dans ma tête. Au total, de 1882 à 1937, 4 674 Nègres lynchés, soit : 1 921 pour meurtre ; 198 pour agression ; 908 pour viol ; 227 pour vol ; 81 pour outrages à des Blancs ; 1 057 pour causes inconnues. En cinquante-cinq ans, 4 674 Nègres [4 392 en réalité, d’après les chiffres cités], proie de la foule en furie, ont subi l’atroce Loi de Lynch [du nom de Charles Lynch, juge de paix au XVIIIe siècle, qui instaura une justice expéditive]… Toute une forêt humaine en flammes… Atterré, je referme les dossiers. Une image s’impose à moi. Celle du jeune Wesley Johnson, pendu l’autre nuit et qui se balançait dans la brume de février. Une image tragique que je multiplie par mille et encore par mille pour avoir une idée de l’étendue de la cruauté humaine, de cette cruauté qui couve toujours dans les pays si paisibles du sud.

Taggert, derrière moi, fait entendre un rire amer : « Ces choses ne sont pas de la littérature : ces choses sont la réalité. Vous venez d’avoir la preuve de l’incroyable sauvagerie des soi-disant civilisés. Quand je sors le matin, je ne sais jamais si je reviendrai le soir… » Il a prononcé ces paroles très simplement, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle. Dehors, c’est le crépuscule. Seul, au coin de la rue, un vieux Nègre continue imperturbablement à gratter son banjo. Et le voilà qui entonne la vieille chanson nègre, empreinte de mélancolie et d’espoir : « J’ai des ailes/Tu as des ailes/Tous les enfants de Dieu ont des ailes. » Calme plat. Une phrase bourdonne dans mes oreilles : « On ne fit enlever le cadavre qu’à la tombée de la nuit. 

« Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque Nationale de France (BnF). Retronews.fr

 

 

 

Source : Le Monde (Le 13 juin 2020)

 

 

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