Du Rwanda à la France en passant par la Suisse et les Comores : Félicien Kabuga, une cavale de vingt-deux ans

L’homme d’affaires, l’un des principaux accusés du génocide rwandais, a été arrêté, samedi à Asnières-sur-Seine, sur la base d’un mandat d’arrêt émis en 1998 par le Tribunal pénal international.

Armé d’une belle fortune et de solides réseaux, Félicien Kabuga aura échappé pendant vingt-deux ans aux limiers du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Mais à 84 ans, le fugitif s’est sans doute essoufflé. Sa cavale s’est arrêtée net à l’aube du samedi 16 mai, dans son appartement d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine). L’accusé, mis à prix 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros) par le département d’Etat américain, fiché par Interpol, traqué pendant deux décennies, est l’un des principaux accusés du génocide rwandais.

Poursuivi pour génocide et crimes contre l’humanité, l’homme d’affaires avait créé le Fonds de défense nationale (FDN) trois semaines après le début des massacres le 6 avril 1994, lit-on dans son acte d’accusation. Abondé par de puissants hommes d’affaires, ce fonds devait « fournir assistance au gouvernement intérimaire pour combattre l’ennemi et ses complices ». Dans le Rwanda d’alors, l’ennemi est Tutsi. Et le gouvernement intérimaire, formé par les extrémistes hutu du régime Habyarimana, orchestre le génocide.

Le réseau affairiste de Kabuga s’occupe des armes. « Ce fonds devait servir à l’achat d’armes, de véhicules et d’uniformes pour les milices Interahamwe et l’armée dans toutes les préfectures du pays », affirme le procureur.

Sur les barrières érigées dans tout le pays, les milices sélectionnent, trient et tuent. Ils chassent les Tutsi comme on part au travail. Les faucons du régime ont aussi armé les esprits. Félicien Kabuga devra s’expliquer sur sa présidence de la Radio-Télévision des Mille Collines (RTLM). Outil de propagande, elle appelait au meurtre des Tutsi et des opposants hutu au régime.

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En France depuis plusieurs années

 

Lors de son arrestation, Félicien Kabuga résidait en France, sous une fausse identité « depuis plusieurs années », assure une source judiciaire à La Haye. C’est l’équipe de traque du Mécanisme (chargé de boucler les derniers dossiers du TPIR, qui a fermé ses portes fin 2014) qui alerte les autorités françaises. Puis « tout s’est accéléré il y a deux mois », indique à Paris l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH). Félicien Kabuga résidait là grâce à « une mécanique bien rodée et avec la complicité de ses enfants », indique le parquet dans un communiqué.

Le Rwandais aurait dû passer un ultime week-end confiné en banlieue parisienne, mais le vendredi, les enquêteurs ont « détecté une activité inhabituelle ». Félicien Kabuga a trop souvent échappé aux tentatives d’arrestation pour le laisser une nouvelle fois s’envoler. Il est arrêté sur le champ.

Vingt-six ans plus tôt, alors que le génocide endeuille les Mille Collines, l’homme d’affaires quitte l’hôtel Méridien de Gisenyi où il s’est retranché, à l’ouest du Rwanda, pour rejoindre femme et enfants exilés en Suisse. Comme nombre de caciques du régime de l’ancien président, Juvénal Habyarimana − abattu dans l’attentat du 6 avril qui allait déclencher les tueries dans tout le pays −, ils ont trouvé refuge à l’ambassade de France à Kigali, avant d’être évacués vers l’Europe. Arrivé en Suisse, M. Kabuga demande l’asile.

Des ONG tentent d’obtenir son arrestation, pour qu’il soit jugé en Suisse ou extradé vers Kigali. Mais les autorités ne veulent pas de l’encombrant personnage et l’expulsent, le laissant impuni. L’affaire fait scandale. Interpellé par un député, Berne répond que « l’intérêt public à une exécution immédiate du départ était prépondérant ». L’épisode est symptomatique. Pendant deux décennies, les Etats européens se renverront « la patate chaude ». Lui fait jouer ses soutiens. S’appuie sur son réseau, une toile qui mêle famille, politique et affaires. S’achète des protections.

Exil confortable

 

Après la Suisse, c’est d’abord le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), puis l’Afrique de l’Ouest, et une longue pause au Kenya. De son exil confortable, sur les rives du lac Nakuru, Félicien Kabuga poursuit ses affaires en Afrique de l’Est, grâce à la protection du président d’alors, Daniel arap Moi, dont il aurait financé la campagne. Les tentatives d’arrestation échouent, dont la première, à l’été 1997. Les enquêteurs du TPIR et la police kenyane lancent l’opération NaKi (pour Nairobi-Kigali). Plusieurs ministres tombent dans l’escarcelle du tribunal basé à Arusha, en Tanzanie. Le « financier du génocide » s’est, lui, retiré aux Comores, indique à l’époque une source au TPIR.

« Cherchez la femme, pistez l’argent », aiment à dire les traqueurs de criminels de guerre. Issu d’une famille pauvre, Félicien Kabuga découvre l’argent en vendant des paniers d’osier, avait raconté l’une de ses filles, pour défendre son père face au « harcèlement » du TPIR. Aux paniers succéderont les premières plantations de thé dans sa commune du nord. Puis les alliances avec Juvénal Habyarimana : deux de ses filles épousent les fils du chef de l’Etat. Avec ce réseau qui s’étoffe, le spécialiste d’import-export s’enrichit sur les entreprises nationales puis détourne les fonds de la coopération internationale. Avant, pendant ou après le génocide, ses méthodes mafieuses ne varient pas. Le fugitif s’ajuste au contexte avec succès.

Fin novembre 1999, une vingtaine d’hommes de la brigade antiterroriste enfoncent, à l’aube, la porte d’un petit appartement du 13arrondissement de Paris. C’est l’un de ses fils qui ouvre. Après une rapide perquisition, les comptes de cinq des treize enfants de l’homme d’affaires sont bloqués, ainsi que le compte joint du couple Kabuga. Fraîchement nommée procureure du TPIR, Carla del Ponte promet de faire tomber sa fortune. Mais ce jour-là, le gendre de Félicien Kabuga échappe aussi à la Suissesse.

Cavale de plus en plus compliquée

 

Alerté, Augustin Ngirabatware, ancien ministre du Plan dans le gouvernement du génocide, qui dispose d’amitiés solides au Quai d’Orsay, s’est envolé quelques jours plus tôt vers Libreville. Il ne sera finalement arrêté qu’en 2007 en Allemagne, proche de Francfort, où il a organisé l’opération chirurgicale que doit subir son beau-père. M. Kabuga échappe aux filets de la police allemande et des agents du TPIR. Mais entre des protecteurs, « toujours plus gourmands », et la détermination de Carla del Ponte, sa cavale est de plus en plus compliquée. Alors depuis la Suède, David Matsanga, un Kényan d’origine ougandaise, affirme que Félicien Kabuga souhaite négocier son éventuelle reddition avec le TPIR. Mais l’idée tourne court.

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La dernière tentative d’arrestation remonte à Noël 2018, lorsque son épouse décède en Belgique. Les limiers du Mécanisme se déguisent, espérant repérer le fugitif dans le cortège, mais sont rapidement débusqués. L’épisode refroidit les relations entre le Mécanisme de La Haye et la Belgique.

Dans les prochains jours, une audience devrait se tenir devant la chambre des mises en accusation à Paris. Félicien Kabuga aura la possibilité de contester son arrestation. Il devrait être ensuite transféré à la prison du Mécanisme à La Haye.

Lors de sa première comparution, il dira s’il plaide coupable ou non coupable. Mais décidera-t-il de lever le voile sur les complicités dont il a bénéficié pendant deux décennies ? « Cette arrestation ramène à la surface bien des questions demeurées sans réponse depuis vingt-six ans, estime le spécialiste du Rwanda et expert du TPIR, le sociologue André Guichaoua. L’évacuation de douze membres de la famille Kabuga par l’ambassade de France à Kigali le 12 avril 1994, son séjour en Europe à partir de juillet 2007 avec son gendre pour y être hospitalisé et opéré pendant plus d’un mois et qui déménagea entre l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et peut-être la Suisse au moins jusqu’en novembre sans qu’apparemment aucun pays ne souhaita récupérer cet hôte encombrant. » Comme tous les procès devant la justice internationale, celui-là devrait durer plusieurs années.

 

 

 

Stéphanie Maupas

 

 

Source : Le Monde

 

 

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