Au Mali, la mort de trois jeunes embrase la population de Kayes et ses précieuses archives

Après que Seyba Tamboura, 18 ans, a été tué par un policier, deux autres jeunes sont morts lors d’affrontements avec les forces de l’ordre et la préfecture a été incendiée.

A Kayes, la joie du déconfinement a laissé place à la tragédie. Depuis lundi 11 mai, la plus grande ville de l’ouest du Mali vit à l’heure des émeutes et de la répression. Tôt ce jour-là, alors que le couvre-feu en vigueur pendant un mois et demi s’est terminé deux jours plus tôt, trois jeunes à moto sont interpellés par un policier dans la banlieue de Kayes. Le ton monte et l’officier, qui n’est pas en service, abat de son arme Seyba Tamboura, 18 ans. Depuis, le calme n’est pas revenu.

« C’est la première fois que je vois un tel déferlement de colère à Kayes », assure Marie Rodet, historienne spécialiste du Mali à la School of Oriental and African Studies de Londres : « Ici, les jeunes vivent de l’informel, les activités se passent le soir. Mais avec le couvre-feu, les écoles fermées à cause du virus et l’argent de la diaspora qui ne vient plus, il y a beaucoup de frustrations accumulées. C’était une Cocotte-Minute en ébullition. Aujourd’hui elle a explosé. Demain, ça pourrait arriver dans n’importe quelle autre ville du Mali. »

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Depuis plusieurs semaines, en effet, Kayes était le théâtre de manifestations de mécontentement. Les protestations se sont d’abord cristallisées sur les élections législatives du 19 avril, lorsque 51 députés du parti présidentiel, soit dix de plus qu’à l’annonce des résultats provisoires, ont été déclarés élus. Mais ce n’était pas le seul motif de grogne.

A Kayes et dans d’autres villes du pays, dont Bamako, les manifestants réclamaient aussi la fin d’un couvre-feu jugé « inutile » alors que le pays n’a recensé que 779 cas de Covid-19 et 46 décès à la date du 15 mai. Ce couvre-feu, entre 21 heures et 5 heures, était perçu par une jeunesse largement désœuvrée comme un moyen d’empêcher les activités informelles pourtant nécessaires à la survie de nombreuses familles dans un pays où l’extrême pauvreté atteint 42,7 % de la population. Plus touchée que d’autres, la région de Kayes est d’ailleurs la première pour les départs vers « l’eldorado » européen.

« Bavures » et « injustices »

 

La mort de Seyba Tamboura est venue se greffer sur ce climat déjà dégradé et a entraîné lundi de nouvelles manifestations. Un commissariat a été incendié et l’accès au pont principal de Kayes a été bloqué par des barricades. Le directeur régional de la police, Seydou Diallo, a eu beau dénoncer « un incident regrettable » et demander pardon aux populations, assurant que le policier était « entre les mains de la justice pour subir les rigueurs de la loi », cela n’a pas suffi à apaiser la colère. L’oncle du défunt a quant à lui dénoncé une ville grevée par « trop d’injustices, trop de bavures de la police ».

« Ce qui se passe à Kayes ressemble à ce qu’ont vécu les régions du Nord. Son éloignement de la capitale n’est pas un atout, sa proximité avec le Sénégal n’est pas une faveur, explique Mamadou Ismaïla Konaté, ancien ministre de la justice. La voie ferrée et le train se sont arrêtés. L’or qui en sort va enrichir d’autres régions. Et la ville comme la région sont parmi les plus mal loties. » Bref, c’est la sinistrose, aggravée encore par les mesures anti-coronavirus.

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Mardi, alors que les manifestations se poursuivaient, deux autres jeunes sont morts lors des affrontements avec la police, dont un garçon de 12 ans, tué par balle. Face à l’ampleur du choc, le président Ibrahim Boubacar Keïta a été contraint d’intervenir à la télévision afin de témoigner sa « compassion » aux proches des victimes et d’assurer que le policier responsable serait jugé. Mais là encore, cela n’a pas suffi ; et le lendemain, la colère n’étant pas retombée, il a dû envoyer une délégation menée par le ministre de la sécurité et de la protection civile, le général Salif Traoré, afin de payer les frais funéraires de Seyba Tamboura. Las ! Les manifestants ont continué de défiler et ont même incendié la préfecture, un geste hautement symbolique.

« C’est Ground Zero »

 

Si aucun blessé n’est à déplorer, 120 années d’archives de la région de Kayes sont parties en fumée. « C’est Ground Zero, un tas de cendres », s’emporte Marie Rodet, qui, en 2008 et 2009, a consacré deux ans de sa vie à sauver ce fonds : « On savait qu’il était en danger. On a essayé de sensibiliser la préfecture pour nommer un archiviste, mais rien. Aujourd’hui, c’est 212 mètres linéaires d’archives qui sont détruits. Envolés, tous les dossiers judiciaires, les procès-verbaux politiques, les pièces de théâtre locales, l’histoire sociale et les conflits de cette première capitale du Mali colonial ! Ce sont des documents qu’on ne trouve nulle part ailleurs. »

Le fonds comportait aussi de précieuses informations sur l’administration de l’ex-président Moussa Traoré (1968-1991), natif de la région. Les équipes de Marie Rodet avaient proposé de numériser les archives, mais le préfet de l’époque s’y était opposé, craignant d’en perdre le contrôle. De ces dizaines de milliers de documents, il ne reste que ses notes et ses copies.

Jeudi, l’organisation de défense des droits humains Amnesty International a réclamé « une enquête impartiale et transparente afin de situer toutes les responsabilités » dans la mort des trois jeunes. Elle a demandé aux autorités maliennes que « tous les responsables de ces différentes violations soient poursuivis et jugés à travers un procès équitable ».

 

 

Matteo Maillard

(Bamako,correspondance)

Source : Le Monde (Le 15 mai 2020)

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