Le confinement « invisible » des vieux immigrés en France

Qu’ils soient originaires du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest, les anciens vivant en foyer subissent de plein fouet les restrictions liées à la pandémie de coronavirus et se retrouvent souvent isolés.

Il ne veut pas déranger. Ni son ex-femme, ni ses connaissances. Alors Mbark, 70 ans, s’est retrouvé à passer quelques nuits dans sa voiture. Il dort aussi à droite à gauche, une fois à Lyon (Rhône), une autre à Vénissieux, en banlieue. « J’appelle des gens pour qu’ils m’hébergent mais je ne veux pas insister », dit-il. Et impossible de composer le 115 : « J’aurais trop peur d’attraper le coronavirus. »

Lorsqu’elle a su pour lui, la mère de ses trois enfants s’est résolue à le convier quelques jours dans l’ancien domicile conjugal. « C’est très gentil de sa part, mais on est divorcé. Il y a des limites, je ne peux pas trop rester », assure-t-il.

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Le confinement pour ce Tunisien en France depuis 1971, c’est dehors « dans un coin où il n’y a pas de flics ». Un bout de pain, du fromage, et voilà ce maçon à la retraite et à la rue depuis mi-février rassasié pour la journée.

Depuis son divorce fin 2017, il vivait dans un foyer à Dardilly. En début d’année, il est parti enterrer son frère au pays et a un peu tardé à rentrer. Sans nouvelles, selon la direction, le foyer a redistribué sa chambre. « J’étais ailleurs mais j’avais payé ma chambre à l’avance et ils savaient que j’étais parti pour un décès », répète-t-il.

Crève-cœur et stress

 

Son seul espoir aujourd’hui reste que ses demandes de logements aboutissent rapidement. En perdant sa chambre, il a perdu ceux avec lesquels il racontait le pays. Mais, confinement oblige, ces conversations sont aussi entre parenthèses pour beaucoup d’autres immigrés de longue date.

Ne plus sortir, ne plus s’asseoir sur un banc pour parler du bled et de la vie avec les copains est un crève-cœur et une source de stress pour nombre de chibanis qui restent cloîtrés dans leur minuscule piaule de foyer. Une dizaine de mètres carrés ou des petits appartements fermés pour respecter les règles du confinement qui durent depuis le 17 mars.

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« Leurs habitudes ont été profondément bouleversées. Ce confinement, c’est un encagement pour ces vieux immigrés qui ont en eux le sentiment de liberté », explique Moncef Labidi. Difficile de contredire l’ancien directeur de l’association Ayyem Zamen qui accompagne les migrants vieillissants en grande précarité.

Sadok est tunisien. A 81 ans, cet ancien maçon loge dans un foyer Aralis dans le 3arrondissement de Lyon. Il se dit chanceux d’être au même étage que ses amis, même si « chacun reste dans sa chambre », insiste-t-il. Ses journées sont longues, même avec la radio ou la télévision en guise de compagnie. Dans un autre foyer Aralis, implanté à Villeurbanne (ville limitrophe de Lyon), Ahmed, Tunisien lui aussi, partage son T5 avec trois Algériens. « On rigole », se plaît à dire cet homme de 84 ans. Mais moralement, cet ancien réparateur de radiateur accuse le coup.

Peur de s’imposer auprès des leurs

 

Et dans l’appartement, tout le monde se tient à distance, respectant les gestes barrières. Ce qui le tourmente le plus, ce n’est pas le coronavirus, mais plutôt de ne pas pouvoir régler ses problèmes administratifs avec sa caisse de retraite. Avec le confinement, tout est à l’arrêt, ou presque, et, au téléphone, cet homme qui se débrouille à peine en français est bien incapable d’expliquer sa situation. « Normalement, je touche plus de 1 000 euros par mois. Mais avec mon problème, je suis à 750 euros, se désespère-t-il. Après le loyer [350 euros], tout ce qu’il me reste, je l’envoie à la famille au pays. »

Comme Ahmed, ces vieux immigrés ont des santés fragiles, des rendez-vous médicaux repoussés et un double épuisement physiquement et psychologiquement dû à la solitude. Au soir de leur vie, ils paient parfois cher les choix de leur existence et se retrouvent seuls, de peur de s’imposer auprès des leurs. « La situation actuelle joue comme une loupe grossissante. On prête plus attention à cette population généralement invisible », souligne Moncef Labidi. Pour ces immigrés, parler avec un journaliste, le plus souvent en arabe, leur fait du bien : ils veulent papoter, raconter leur insoutenable solitude.

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Warda, une Oranaise de 75 ans, depuis un demi-siècle dans le même appartement de Villeurbanne, pourrait ressentir un peu moins de solitude. En France, elle a un fils et des amies. Mais « c’est trop long », a-t-elle presque envie de hurler. Aucun voisin ne vient frapper à sa porte, juste pour lui demander si tout va bien. « C’est difficile d’être seule », concède-t-elle. Alors, elle veille tard, marche autour de sa table, « pour faire un peu d’exercice » et combattre ses montées d’angoisse liées à l’épidémie, aussi.

Un peu comme Mouna, 65 ans, qui habite avec son inquiétude au rez-de-chaussée d’un foyer Adoma de Villeurbanne. Cette ancienne professeure de physique en Syrie, réfugiée politique depuis plus de cinq ans, se met chaque jour à la fenêtre pour guetter les passants et les interpeller, juste pour discuter un peu. « Je suis isolée, enfermée », martèle-t-elle. « Dans mon foyer, les chibanis restent entre eux et il y a très peu de femmes. C’est difficile de se faire des copains et j’ai peur du coronavirus », résume-t-elle en quelques mots.

« Certains dorment tête-bêche »

 

Pour ces immigrés, le confinement est une épreuve. Une de plus. Arrivé du Mali en août 2008, Soumare Kalifa, la cinquantaine, trouve que, depuis la pandémie, la vie dans son foyer Adoma du 12arrondissement de Paris a considérablement changé. « Les visites sont interdites, la salle de réunion a été fermée et c’est très dur pour le moral. On a mis en place un système de surveillance entre nous. Chaque matin, on va toquer à la porte de son voisin. Dès qu’il ouvre, on s’éloigne pour lui dire bonjour. C’est devenu un rituel. Nous avons aussi créé un petit groupe WhatsApp à notre étage », raconte ce caissier qui, grâce à son salaire – encore maintenu –, fait vivre ses deux frères, ses sept enfants et son père, à Kayes (à l’ouest du Mali).

« La vie est difficile, nous sommes à trois ou quatre par chambre, mais on essaie de respecter les règles. Comme il n’y a que deux lits, certains dorment tête-bêche. Beaucoup travaillent dans le nettoyage, alors on fait attention à bien s’essuyer les mains », glisse Abdou Salam Sakho, un résident sénégalais du foyer des travailleurs migrants Charonne 61 à Paris, en France depuis une quinzaine d’années.

Les parties communes, lieux où vibre « la maison », restent ouvertes mais elles sont moins fréquentées. « Autrefois, on restait discuter jusqu’à 1 heure ou 2 heures du matin. Maintenant, c’est terminé, se désole ce quinqua, cuisinier dans un Ehpad. On fait à dîner et on se retire dans nos chambres pour manger. Certains ont beaucoup de mal à s’en sortir. Alors ceux qui ont un travail stable les aident économiquement. C’est la solidarité africaine ! » A cela s’ajoute l’angoisse de voir la maladie emporter les proches au pays et l’impossibilité de les aider financièrement s’ils ne travaillent plus.

L’impossible dernier voyage

 

Par-delà l’isolement, il y a ce sentiment diffus d’être livré à soi-même face au coronavirus. « En mars, une dame assez âgée qui habitait l’étage du dessus est décédée du Covid-19. Les pompiers sont venus pour ouvrir la porte et l’emmener à l’hôpital où elle est morte deux jours plus tard. Nous n’avons pas de masques, alors nous sommes un peu inquiets. J’ai peur que quelqu’un décède à côté de moi », avoue Soumare Kalifa.

Les gestionnaires des foyers ont dû s’adapter pour répondre aux angoisses des résidents. « Nous avons mis en place dès le début du confinement des affichages en 21 langues pour expliquer les gestes barrières », explique Céline Bachraf, directrice territoriale Paris d’Adoma, une structure qui loge ou héberge en France près de 88 000 personnes. Richard Jeannin, le directeur général de la Fondation Aralis, qui gère 4 000 logements dans la métropole lyonnaise (quelque 1 200 résidents ont plus de 60 ans), insiste, lui, sur le maintien du lien et l’instauration d’une « veille très active en appelant tout le monde. »

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Le bailleur a distribué une vingtaine de téléphones à ceux qui n’en avaient pas, des colis alimentaires pour les plus nécessiteux, des chèques-services, et maintenu le nettoyage des locaux poubelles et des parties communes. Pas de masques à distribuer, en revanche. « Nous en avions commandé 39 000 et l’Etat nous en a fourni 150… On a dû se débrouiller pour trouver du gel. Nous ne sommes pas des Ehpad, nous n’avons pas les mêmes obligations, mais on se débrouille comme on peut pour assurer notre mission de service public », résume M. Jeannin.

La crainte de ces gestionnaires est de voir l’un de leurs foyers massivement touché par le coronavirus. « Que se passera-t-il si tout le monde tombe malade ? », interroge M. Jeannin, un peu démuni. Pour l’heure, Adoma recense 57 décès au niveau national, dont quatre à Paris et deux pour Aralis, « mais on ne sait pas encore s’ils sont liés au virus », précise son directeur général.

Et quand on parle de la mort, pointe alors l’autre grande crainte de ces vieux migrants. « Ils se sont promis de finir leur vie au pays, mais ils ont toujours repoussé cette promesse. Avant le Covid-19, la mort était une façon d’y retourner, la dépouille scellait la promesse, décrit Moncef Labidi. Désormais, le virus empêche les rapatriements. Alors, pour ces vieux immigrés, la mort, en ce moment, ce serait l’extrême exclusion, l’extrême solitude. Le bannissement. »

 

Pierre Lepidi et Mustapha Kessous

 

 

Source : Le Monde

 

 

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