Achille Mbembe : « Il n’y aura jamais de scénario unique »

ENTRETIEN - Sur la note du CAPS intitulée « L'effet Pangolin : la tempête qui vient d'Afrique ? », le grand intellectuel africain livre son analyse.

Le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères a récemment publié une note extrêmement alarmiste sur ce qui attend l’Afrique à la suite de la crise du Covid-19. Les scénarios mis en évidence en ont ému plus d’un tant ils sont pessimistes pour l’avenir du continent. Intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient d’Afrique ? », elle a beaucoup fait réagir autant en Afrique qu’en France. Pour Le Point Afrique, le grand intellectuel camerounais, professeur à l’université sud-africaine du Witwatersrand, cofondateur avec Felwine Sarr des Ateliers de la pensée de Dakar, auteur, entre autres, de Brutalisme (Paris, La Découverte, 2020) a accepté de réagir à tous les aspects de cette note.

Co-fondateur avec Felwine Sarr des Ateliers de la pensée de Dakar, Achille Mbembe a analysé en profondeur les questions posées par le ton alarmiste de la note du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay sur l’après-Covid-19 pour l’Afrique. 

 

Le Point Afrique : Quelle signification faut-il donner au timing de cette note publiée à quelques mois de la tenue du sommet Afrique-France, aujourd’hui reporté, et du début de l’année culturelle Africa2020 organisée sous l’égide de l’Institut français ?

Il ne faut pas accorder plus d’importance à cette note qu’elle n’en a véritablement. Des notes de conjoncture, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie en a très souvent produit. Ce qu’il faut déplorer, c’est que très peu d’États africains et très peu d’institutions continentales se soient penchés sur cette question qui ne préoccupe pas que la France, mais l’ensemble des puissances du monde. Les compétences locales existent pourtant, mais elles sont soit à l’abandon, soit mieux utilisées ailleurs par d’autres nations et institutions que les nôtres.

Si nous étions mieux organisés, nous serions nous aussi en train de produire, sur la base de nos recherches et intérêts propres, nos propres analyses concernant l’impact prévisible du Covid-19 sur l’Europe, les États-Unis, la Chine, l’Inde ou la Russie. Chez nous cependant, le rapport entre savoir, connaissance et pouvoir est pratiquement inexistant. Ceux qui gouvernent n’agissent pas sur la base d’études ou de connaissances fondées. Souvent, ils n’ont que mépris pour la recherche locale. Du coup, toute forme d’expertise sur nos propres sociétés et leur devenir leur vient presque toujours de l’extérieur. Cette forme d’extraversion mentale ne nous coûte pas seulement cher. Elle nous conduit tout droit dans l’impasse.

Lire aussi Covid-19 : l’Afrique en ordre de bataille sur tous les fronts

Cette note oppose d’emblée les populations et les États africains. A-t-elle raison ? Si oui, pourquoi ?

À ma connaissance, il n’existe aucun agent social ou force historique appelé « les populations ». Le terme « populations » est un concept sociodémographique. Ce n’est pas, en soi, une force sociale-historique dotée d’une volonté et d’une intentionnalité. Pour saisir les grandes fractures qui traversent nos sociétés, il faut des analyses plus complexes. Par exemple, on doit savoir que hors l’État, il y a très peu d’assemblages sociaux d’envergure nationale. Là où existent des partis d’opposition, les logiques de prébende ne manquent point et les coalitions se font et se défont au gré d’intérêts souvent alimentaires. Parfois, ce sont les partis au pouvoir qui fabriquent eux-mêmes leur propre opposition, qu’ils ne se cachent pas, au demeurant, de financer.

En d’autres termes, l’État est capturé par la société et la société est capturée par l’État. On ne comprend rien aux processus sociaux si on ne tient pas compte de cette gémellité et de cet enchevêtrement. Tout le reste est très fragmenté. De mouvements sociaux dignes de ce nom, il n’en surgit qu’épisodiquement, et la plupart font très vite l’objet de récupération. Je dirais donc que les grandes lignes de fracture n’opposent pas l’État à « la population ». Au fond, « la population » n’est pas foncièrement dressée contre l’État. Ce que revendiquent individus et collectifs, ce n’est pas tant le démantèlement du système que leur part de la rente étatique, peu importe qu’ils y aient accès directement par la prédation ou que celle-ci tombe en miettes de la table des dominants et autres entrepreneurs sociaux, religieux ou ethniques. Parce qu’il s’agit de systèmes qui, souvent, ont su décentraliser les occasions de ponctionner et toutes sortes d’opportunités d’accaparement, y compris par la force. Leurs racines sont plus profondes au sein de la société qu’il n’y paraît.

Lire aussi « L’Afrique ne peut pas se permettre de subir une crise alimentaire »

La porte du non-retour à Ouidah, au Bénin.  © F. Brey/ GODONG / leemage

 

La décapitation au sommet ne suffit donc pas à les détruire. C’est un mécanisme pervers d’appropriations et de transferts de toutes sortes qu’il faut casser ou réformer. Par ailleurs, la sédimentation de ces assemblages de la domination est très avancée et, en soixante ans de post-colonialisme, ils ont largement eu le temps de rendre transnationaux leurs intérêts. Ce ne sont plus seulement des formations locales. Elles s’inscrivent dans des réseaux et cartels transnationaux dont elles servent les intérêts tout en se servant elles aussi, et ces réseaux et cartels ont à leur tour intérêt à garantir leur maintien au pouvoir sur la durée. Il en sera ainsi tant que ne s’est pas constituée une véritable force contre-hégémonique. Si on veut réfléchir sérieusement sur l’impact potentiel de la pandémie sur le devenir de ces sociétés et de leurs régimes politiques, il faudra donc éviter de greffer sur une réalité mobile et pluriforme des catégories tirées d’histoires et d’expériences lointaines.

Cette note n’est-elle pas en creux et peut-être de manière non volontaire une critique acerbe de la politique même de la France qui a contribué à mettre en place ces États, les a épaulés et soutenus dans la logique de pratiques logées dans ce qu’on a appelé la Françafrique ?

Vous évoquez la Françafrique. Le président Emmanuel Macron est, pour sa part, préoccupé par ce qu’il appelle « la montée du sentiment anti-français » en Afrique francophone. Là où un tel sentiment existe, on a vite fait de l’attribuer à Moscou, aux djihadistes, ou à ce que d’aucuns appellent désormais « les nouveaux panafricanistes ». Ici également, on se trompe. Il ne faut pas confondre le « sentiment anti-français » et la nouvelle demande d’autonomie et de souveraineté portée par les nouvelles générations. Cette nouvelle aspiration politique et culturelle est légitime. Elle se justifie au regard des inqualifiables abus perpétrés au cours des soixante années de post-colonialisme.

 

Lire aussi Kako Nubukpo : « Pourquoi les dettes africaines reviennent toujours ? »

 

Propos recueillis par et

 

 

 

Source : Le Point

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page