Ça n’aura pas échappé à grand-monde: les GAFAM ressortent d’ores et déjà comme les grands gagnants de la crise actuelle. Non que ce soit une surprise absolue, mais en quelques semaines, les tech companies se sont rendues incontournables dans chaque aspect de nos vies confinées: le travail et l’enseignement à distance, la communication avec nos proches, l’accès à l’information et au divertissement, les achats en ligne, la livraison et même les téléconsultations médicales.
Autrement dit, avec leurs produits et leurs services, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft –pour ne citer qu’eux– ont encore resserré leur emprise dans tous les compartiments de nos existences. Pas un mince exploit vu comme nous étions déjà sous perfusion du temps où nous pouvions sortir plus d’une heure par jour. C’est désagréable mais nous sommes plus que jamais des otages consentants des entreprises de la Silicon Valley et de leur quincaillerie technologique.
Tech-millionnaires en quête de sauvetage de l’humanité
Beaucoup d’intellectuels brillants l’ont rappelé, les conséquences violentes du Covid-19 entérinent l’échec des États à garantir la sécurité et la santé physique de leurs concitoyens. Dans une tribune intitulée «L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé», la sociologue Eva Illouz –invoquant la thèse de Michel Foucault qui plaçait la santé comme la pierre angulaire de la gouvernance étatique moderne– résumait avec une concision remarquable ce qui nous a entraînés dans la dystopie du moment:
«Ce contrat, dans de nombreuses parties du monde, a progressivement été rompu par l’État, qui a changé de vocation en devenant un acteur économique entièrement préoccupé de réduire les coûts du travail, d’autoriser ou encourager la délocalisation de la production (et, entre autres, celle de médicaments clés), de déréguler les activités bancaires et financières et de subvenir aux besoins des entreprises. Le résultat, intentionnel ou non, a été une érosion extraordinaire du secteur public.»
De ce constat vertigineux découle le second volet du triomphe des tech companies en ces temps de crise sanitaire. En investissant les espaces laissés béants par nos États séduits par les sirènes de l’ultralibéralisme, les entreprises de la Silicon Valley se sont adjugées une part de ce biopouvoir laissé vacant. Visez plutôt. Dans la baie de San Francisco, Verily, une des entreprises d’Alphabet, la maison mère de Google, a mis en place dès début mars une interface pour permettre à quiconque de déterminer s’il était éligible à un test Covid-19, et lui indiquer où aller l’effectuer le cas échéant. Apple a d’abord filé vingt millions de masques aux soignants puis s’est mis à fabriquer un million de visières par semaine. Mieux, les deux meilleurs ennemis viennent d’annoncer qu’ils s’associaient pour déployer un système Bluetooth commun afin de faciliter le traçage des personnes infectées.
En Angleterre, lorsque le gouvernement a émis la possibilité de proposer un test individuel à grande échelle, Amazon s’est immédiatement porté volontaire pour en assurer la logistique. Dans la foulée, Jeff Bezos a claironné qu’il donnerait 100 millions de dollars aux banques alimentaires américaines, qui en auront besoin vu le désastre qui s’amorce. Bill et Melinda Gates, eux, ont investi 100 millions de dollars dans un fonds de recherche spécial Covid-19 dès février. Bill Gates a également répété qu’il comptait injecter plusieurs milliards pour bâtir des usines de production d’un vaccin qu’on n’a même pas encore trouvé.
Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, a carrément tenté de plier le game en mettant un milliard de dollars sur la table. Quant à Mark Zuckerberg et sa femme Priscilla Chan, en plus d’avoir transféré 25 millions à Bill et Melinda pour leur «accélérateur thérapeutique Covid-19», ils arrosent l’OMS d’encarts publicitaires gratuits et de paquets de données d’utilisateurs pour comprendre comment se propage l’épidémie. D’ailleurs, la santé n’est pas un terrain inconnu pour le patron de Facebook: à San Francisco, le principal hôpital public a été rebaptisé «Zuckerberg General Hospital and Trauma Center», adoptant le nom de son principal donateur en 2015.
Cela dit, aborder le phénomène uniquement par le prisme américain serait une erreur. Au rayon des tech milliardaires en quête de sauvetage de l’humanité, le Chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, est lui aussi à la manœuvre. Depuis février, sa fondation a gracieusement distribué des millions de masques et de kits de dépistage en Europe, aux États-Unis et en Afrique. Et puis, Alibaba –qui opère l’algorithme servant de socle à l’horrible système de notation des citoyens chinois– fournit également le «QR code santé», incontournable sur les téléphones chinois.
Si le statut de l’appli est vert, c’est bon, vous pouvez vous déplacer. Mais malheur à vous si vous côtoyez une personne suspectée ou atteinte du Covid-19, ou si vous tentez de dissimuler des informations qui seront par ailleurs recroisées avec des données fournies par des tiers (compagnies aériennes, transports en commun, banques, télécom…), c’est le statut jaune ou rouge qui vous attend et le retour à la case quarantaine.
À saisir, offre immanquable
Les géants technologiques font main basse sur la santé, et la philanthropie a tout du cheval de Troie pour investir de nouveaux marchés, en accroissant leur pouvoir politique. Un des exemples les plus parlants est la révélation de discussions entre l’AP-HP et Palantir, concernant la mise à disposition par le second d’un algorithme qui servira à tracer la diffusion du virus et à lutter contre les pénuries de personnel, de respirateurs et de médicaments, en proposant une répartition optimale entre les trente-neuf hôpitaux en temps réel.
Peu connue du public, Palantir est l’une des licornes emblématiques de la Silicon Valley. Valorisée à plus de 20 milliards de dollars, ce fleuron du big data est sorti de l’esprit de Peter Thiel, argentier visionnaire de la Silicon Valley, également cofondateur de PayPal et investisseur historique de Facebook. Libertarien pur jus, aussi cynique qu’intelligent, il est le seul personnage notable du sérail à avoir soutenu Trump en 2016.
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Palantir a un business simple sur le papier, elle commercialise deux algorithmes: Gotham et Foundry. Le premier, outil de surveillance et de prédiction de crimes, collecte informations et renseignements et se destine à des agences d’intelligence ou des services de police, tandis que le second vise à augmenter la productivité et le rendement d’entreprises. Selon les besoins, Palantir peut panacher les deux. En matière de clients, c’est le haut du panier: NSA, FBI, Homeland Security, CDC, mais aussi Ferrari, Airbus, Fiat Chrysler, Sanofi, Merck ou le Crédit Suisse.
Cette possibilité de deal avec l’AP-HP ne sort pas de nulle part. La France a déjà signé un contrat avec Palantir en 2016, après les attentats de novembre, renouvelé l’an passé. Et à crise exceptionnelle, offre immanquable: ces jours-ci, Palantir propose une version gratuite de Foundry, édition spéciale Covid-19. Les termes, évidemment, sont secrets, mais l’entreprise a laissé entendre qu’elle fournirait ces outils gratuitement aussi longtemps que nécessaire. De ce qui en a filtré dans la presse, Palantir a déjà signé des deals avec le NHS en Angleterre, le gouvernement de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie en Allemagne, et des agences de santé en Espagne, Autriche, Canada, Grèce. C’est de cette solution dont l’AP-HP serait en passe de se doter.
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