L’Afrique cobaye ou le corps noir dans la médecine occidentale

Si de récents propos sur l'hypothèse d'un test médical contre le Covid-19 en Afrique ont choqué, l'utilisation de populations des Suds à des fins d'essais cliniques ne date pas d'aujourd'hui.

Le 2 avril 2020, une séquence de LCI sur un test de vaccin en Afrique déclenche un tollé en France et hors des frontières de l’Hexagone. Dans cet échange de quelques minutes, Camille Locht, directeur de recherche Inserm à Institut Pasteur de Lille et Jean-Paul Mira, chef de la réanimation à l’hôpital Cochin, évoquent un test du vaccin BCG contre le Covid-19. Mira suggère de réaliser ces études en Afrique: «Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation? Un peu comme c’est fait d’ailleurs pour certaines études sur le sida. Chez les prostituées, on essaye des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas.» Locht opine: «Vous avez raison, on est d’ailleurs en train de réfléchir à une étude en parallèle en Afrique.»

Au moment d’écrire ces lignes, une pétition réclamant des excuses publiques à LCI totalise près de 80.000 signatures, et les mots-dièse #TestezChezVous et #NousNeSommesPasDesRatsdeLabos explosent sur les réseaux sociaux au quatre coins du monde. L’échange est lunaire, mais ce qui frappe, au-delà du propos lui-même, c’est le ton badin avec lequel les deux spécialistes font cette proposition. C’est qu’ils ne font qu’exposer un secret de polichinelle, un ensemble de pratiques qui ont accompagné l’avènement de la médecine occidentale moderne. Ce dialogue n’est ni un accident, ni une «fake-news» résultant d’une vidéo tronquée comme le soutient l’Inserm.

Ces propos ne sont pas d’un autre temps, comme on a pu l’entendre ici et là, mais ils dénotent bien des attitudes contemporaines naturalisées et profondément ancrées, dont les racines ont disparu de notre mémoire collective. Ce dialogue s’inscrit dans une longue tradition d’exploitation des corps subalternes (Noirs, femmes, pauvres, paysans, prostituées) ainsi que de la vision de l’Afrique comme réserve naturelle, un champ d’expérimentations en dehors de toute considération éthique. Si d’aucun·es perpétuent ces schémas en pleine conscience, d’autres les reproduisent de manière inconsciente, tant l’histoire coloniale qui a fondé ces croyances a été excisée de la mémoire nationale. L’utilisation de populations des Suds à des fins d’essais cliniques ne date pas d’aujourd’hui, et un bref saut dans l’histoire médicale de l’empire français permet de s’en rendre compte.

Mission civilisatrice et mémoire nationale

 

L’expérience noire dans la modernité européenne s’est grandement construite sur des rapports de domination. Dès le XVe siècle, les récits des premiers explorateurs sur le continent nourrissent l’idée d’Africains restés à l’état de nature. Cette notion prospère dans les siècles qui suivent et cimente la croyance dans la sauvagerie d’êtres primitifs en mal de civilisation. Les Lumières du XVIIIe siècle théorisent la hiérarchisation des hommes selon la couleur de leur peau: le Noir sera au dernier échelon de cette taxonomie. Porté par Gobineau et Le Bon, le racialisme de ce temps pose les jalons scientifiques de son infériorité. Sous la lunette d’éminents scientifiques du XIXe siècle tels que Saint-Hilaire et Virey, le Noir est étudié, disséqué, et (de)classé: c’est un grand enfant qu’il faudra élever, soigner et civiliser; c’est Saartje Baartman, exposée comme une bête de foire dans les cabarets et maisons closes de Londres et de Paris; c’est ce corps aux proportions «anormales» qui sera minutieusement étudié par Cuvier avant d’être exposé au Musée de l’Homme jusqu’en 1974; ce sont ces milliers de «sauvages», Bamiléké, Ouolof et Kanak qui feront les beaux jours des expositions coloniales et zoos humains du XIXe siècle; ce sont ces Dahoméens payés trois sous la journée pour amuser les Folies Bergères et le Casino de Paris. Drapée dans la certitude de sa supériorité, l’Occident invente le sauvage, le met en scène et entretient le mythe de son infériorité. À partir de cette déshumanisation, il est facile de voir l’Afrique et le reste de l’espace colonial comme une immense réserve où l’on puise à volonté.

Les Curieux en extase, 1815 | À Paris chez Martinet, Libraire, rue du Coq, N° 15 via Wikimedia

 

En mars 2019, un devoir de CM2 sur les «bienfaits de la colonisation» fait polémique à Lille. On peut y lire que «sans pour autant oublier les aspects négatifs de la colonisation, il ne faut pas oublier les bienfaits que cela a eu pour les populations colonisées [comme] l’instruction, une langue commune [ou encore] des soins médicaux». Dans un contexte d’oubli savamment entretenu, la dialectique du «bienfait» constitue l’une des rares formes de reconnaissance du fait colonial dans l’espace républicain. Dans une conférence séminale prononcée en 1882 à la Sorbonne, Ernest Renan développait l’idée de l’amnésie collective comme élément fondamental de la création et de la survie de la nation. Selon Renan, l’existence du groupe national repose à la fois sur un patrimoine partagé et sur un désir commun de reconnaître et d’honorer ce passé. Cette construction suppose toujours un consensus sur les éléments historiques qui doivent être retenus et distillés dans la mémoire collective. Renan poursuit:

«L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement.» (Qu’est-ce qu’une nation?)

L’effacement d’épisodes litigieux est nécessaire à la création d’une identité collective cohérente. Renan ajoute également que le processus d’élaboration du récit national est fondamentalement hiérarchique, car différents groupes sociaux concourent pour accéder à la sphère publique et y établir l’hégémonie de leurs récits. En ce qui concerne la colonisation, la mythologie républicaine a préféré oublier l’exploitation des corps et la brutalité des «massacreurs de peuples». Revigoré par l’œuvre de Paul Leroy Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes (1874), les défenseurs de la colonisation ont mis en avant la mission civilisatrice et l’intention philanthropique d’élever les peuplades des colonies au rang d’hommes. Cette amnésie et cette approche humani(tari)ste ont toujours prise de nos jours.

Race, santé et domination politique: une histoire française enfouie

 

L’indigence de l’histoire de la médecine coloniale dans le champ de l’histoire médicale en France illustre les amnésies républicaines entretenues. Ce champ d’études est embryonnaire dans l’Hexagone, alors que dans le monde anglophone, de nombreuses recherches attestent de la centralité de l’esclavage et de la période coloniale dans l’essor de la médecine occidentale. Aux États-Unis par exemple, l’historienne Deirdre Cooper Owens révèle que, dans la première moitié du XIXe siècle, des expériences menées sur des esclaves noires ont posé les jalons de la gynécologie en tant que médecine reproductrice. Dans Medical Bondage: Race, Gender and the Origins of American Gynecology (2017), Owens illustre également la manière dont race et classe s’entremêlent dans la pathologisation des Irlandaises qui rejoignent les femmes noires dans la «forge» du Docteur James Marion Sims. Père de la gynécologie moderne, Sims mit au point un ensemble d’opérations qui confinaient à la boucherie: chirurgies menées sur des esclaves sans anesthésies, conception et expérimentation d’outils chirurgicaux encore largement employés aujourd’hui.

Lire la suite

Mame-Fatou Niang

 

Source : Slate (France)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page