La tragédie des Américains non assurés

La pandémie révèle l’extrême faiblesse du filet social aux Etats-Unis. Pour ne pas s’endetter, de nombreuses personnes refusent de se faire soigner et continuent à aller au travail, au risque de se transformer en agents de la contagion.

Elle vise le Congrès pour représenter la Géorgie. Mais Nabilah Islam a dû suspendre sa campagne électorale. Pour limiter les contacts, mais aussi pour une autre raison: elle n’a pas d’assurance maladie. Contracter le Covid-19 la mettrait en grande difficulté financière.

«Comme de nombreux habitants de Géorgie, je ne suis pas assurée car je n’ai pas les moyens de souscrire une assurance privée et je ne suis pas éligible pour Medicaid [programme d’aide étatique pour les plus défavorisés, ndlr], explique, sur Twitter, la jeune démocrate, fille d’immigrés du Bangladesh. Le coronavirus a mis en évidence ce que beaucoup d’Américains savent déjà: notre système de santé est cassé. Plutôt que des pensées et des prières, nous avons besoin de soins d’urgence et de premières nécessités accessibles, et de tests de dépistage généralisés. Nous devons plus que jamais nous battre pour une couverture santé universelle et des congés payés pour les travailleurs.»

Des dizaines de milliers de dollars

 

Son cas est loin d’être unique. Près de 27 millions d’Américains sont dans la même situation: sans assurance et sans congés maladie payés. Si l’administration Trump a promis la gratuité des tests de dépistage, comment gérer ensuite des coûts d’hospitalisation qui peuvent s’avérer faramineux? C’est le cercle vicieux: beaucoup d’Américains, par crainte de devoir s’endetter, refusent de se faire soigner et ne veulent pas renoncer à travailler. Dans la situation actuelle, cela peut signifier contaminer des personnes.

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Le système de santé américain est complexe. L’Obamacare (Affordable Care Act), promulguée en 2010, a permis de faire tomber la proportion des Américains sans assurance de 16% à 8,9% entre 2010 et 2016. Donald Trump a voulu l’abroger dès son entrée en fonction, mais il n’a pas été suivi par le Congrès. Des amendements imposés par les républicains amputent toutefois l’Obamacare de sa mesure phare, l’obligation de s’assurer. Les Américains sans assurance maladie ne sont désormais en principe plus amendables. En décembre 2018, un juge a même déclaré l’ensemble de l’Obamacare inconstitutionnel, sans cette obligation. Des démocrates ont fait recours, et la Cour suprême tranchera, probablement en 2021, après l’élection présidentielle. En attendant, des millions d’Américains, incapables de payer une assurance privée et sans bon employeur qui en propose, sont dans une situation qui les dissuade de consulter.

Seuls deux programmes étatiques existent, Medicaid, pour les faibles revenus, et Medicare, pour les plus de 65 ans en difficulté. Mais quid des personnes comme Nabilah Islam, qui ne répondent pas aux critères pour en bénéficier et n’ont pas les moyens de s’offrir une assurance privée? Qui paiera les factures? «Ce n’est pas clair, relève Benjamin Sommers, professeur en santé publique et économie à Harvard. Le plan actuel de lutte contre le coronavirus prévoit des tests de dépistage gratuits, mais pas la gratuité des traitements. Donc, à moins que les décideurs politiques ne décident d’étendre Medicaid à ces personnes ou de procéder à un autre changement majeur, celles sans assurance risquent non seulement de mettre leur santé en danger, mais aussi de subir des conséquences dévastatrices sur le plan financier si elles tombent gravement malades.»

Filet social faible

 

Jose Pagan, professeur en santé publique et management à la New York University, rappelle qu’il existe des fonds de l’Etat fédéral et des gouvernements des Etats américains pour aider les hôpitaux à couvrir les soins «caritatifs». «Mais seule une partie des coûts est couverte, et cela varie aussi d’un Etat à l’autre», relève-t-il. Les critères sont stricts. Sur internet, les témoignages de personnes qui se retrouvent avec des factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars se multiplient.

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La pandémie révèle l’extrême faiblesse du filet social américain. Benjamin Sommers n’hésite pas à parler de «tragédie» en évoquant le sort des non-assurés. Un plan de relance de 1000 milliards de dollars prévoit des mesures pour soulager ces Américains en difficulté. Ils devraient notamment recevoir des chèques de 1000 dollars. Donald Trump a également annoncé une suspension des expulsions et des saisies immobilières, un congé maladie payé de deux semaines pour les employés à plein temps, ainsi qu’un accès facilité à l’assurance chômage. Le programme Medicaid devrait aussi bénéficier de nouveaux fonds, puisque le nombre de bénéficiaires va augmenter. Mais cela risque bien de ne pas être suffisant.

Déjà, une polémique pointe: les disparités sociales se vérifient aussi au niveau de l’accès aux tests, toujours en nombre insuffisant. Le gouverneur de New York l’a dénoncé: des célébrités, dont des équipes entières de la NBA, se font tester alors qu’elles ne présentent aucun symptôme, tandis que des Américains ordinaires se sont fait refuser ces examens.

 

Valérie de Graffenried
Source : Le Temps (Suisse)

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