
Il faut privilégier, quand cela s’avère possible, le travail à domicile, a dit le président et avec lui les scientifiques du monde entier. Sage résolution à laquelle je me plie d’autant plus volontiers que je l’ai mise en pratique voilà trente ans; avec mon esprit toujours visionnaire, je savais qu’un jour ou l’autre, une pandémie frapperait à nos portes –j’avais juste quelques années d’avance.
Travailler à la maison, contrairement à ce que pourrait penser quelques esprits malins pour qui pareille idée a des parfums de vacances, n’est en rien une sinécure. C’est même tout le contraire.
Pour parvenir à ses fins et mener à bien ses projets, il faut une discipline de fer alliée à un goût prononcé pour la solitude, une abnégation de toutes les minutes, un sens aigu du sacrifice, un amour de soi capable de résister à l’ennui du temps qui ne passe pas.
Il faut aussi une volonté inébranlable quand il s’agit de résister à l’appel du canapé, du frigo, de la télé et des mille et une tentations offertes par le monde moderne: internet et ses films de cul à la pelle, internet et ses parties de poker qui n’en finissent pas, internet et son cabinet de curiosités inépuisable –la recette de la tarte au citron meringuée dans sa déclinaison napolitaine, le concert de Leonard Cohen à Toronto en 2008 ou bien encore le lancement d’une pétition contre la corrida sous-marine.
Il faut vivre chez soi comme si on habitait chez l’ennemi ou chez sa belle-mère, ce qui revient à peu près au même. Se considérer comme un étranger dans sa propre maison. Être son propre maître, mais aussi son propre esclave, capable tout à la fois de s’encourager et de se maudire dans la même seconde. S’affranchir de toutes contraintes, de tous horaires, mais être si obsédé par la course du temps que chaque seconde gaspillée apparaît comme la pire des catastrophes, lorsque se profile à l’horizon le spectre d’une journée abominablement gâchée.
Se méfier de tout, absolument de tout, du chat qui vient vous emmerder toutes les deux minutes pour jouer à la marelle avec lui, du lit qui sans cesse vous réclame et vous implore de le rejoindre, de la fenêtre devant laquelle il est si facile de prendre pied pour mieux contempler le spectacle de la rue, du voisin en pleine séance de ripolinage ou du feu de circulation qui devant vos yeux hypnotisés passe au rouge, puis au vert, puis à l’orange, puis de nouveau au rouge.
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Se méfier aussi de la salle de bains, lieu de toutes les perditions possibles et imaginables. De la cuisine où l’on perd un temps précieux à considérer le placard à provisions sans se décider pour une boîte de gâteaux secs ou un carré de chocolat. Des miroirs, reflets de vos humeurs changeantes. Des montres, horloges, pendules, qui toutes vous assaillent de remords et de remontrances. De vos chaussettes, dont vous contemplez des heures durant le spectacle de leurs trous et autres déchirures en vous interrogeant sur leur mystérieuse provenance. Des lustres suspendus au plafond, qui vous apparaissent parfois comme la solution à tous vos problèmes –une corde et je ne suis plus là pour personne.
Sans parler de la saleté de l’appartement, qui vous interpelle et vous laisse vaguement coupable, de la luminosité qui jamais ne va, de la difficulté à trouver l’endroit idéal où votre concentration sera à son maximum –entre les fauteuils du salon et le pouf de la chambre à coucher, votre cœur balancera toujours–, de la pause déjeuner qui parfois se prolonge jusqu’au dîner, de la céleste sieste qui vous embrume l’esprit pour le reste de la journée, des petits moments de détente que l’on s’accorde entre deux séances de travail, à moins que cela ne soit l’exact contraire, de ces innombrables pièges qu’il vous faudra affronter sans l’aide de personne, ni Dieu, ni chef, ni maître, ni patron, ni rédacteur en chef, ni mère supérieure, personne hormis votre indomptable mais toujours fragile volonté.
Situation déjà compliquée en temps normal, mais qui en période de pandémie a toutes les chances de virer au cauchemar.
Car entre les prises successives de température; le lavage impitoyable des mains, le calcul de leur putain de vingt secondes qui à chaque fois vous enrhume l’esprit et qu’il faut recommencer encore et encore; le rafraîchissement de la page qui compile en temps réel le nombre de morts causées par le connard de virus; les pics d’inquiétude quand à la première toux apparue, au premier éternuement, au premier ramollissement, on se voit déjà allongé sur un lit d’hôpital, les poumons cramoisis, un ventilateur coincé au fond de la bouche; la nouvelle prise de température histoire de se rassurer tout à fait; l’envie impérieuse d’appeler, toutes affaires cessantes, son docteur, sa mère, sa femme, son rabbin; l’angoisse soudaine de manquer de PQ qui nécessite une visite éclair au placard de la salle de bains –ouf, il me reste encore quarante-huit rouleaux, largement de quoi tenir deux jours–; oui, avec toutes ces emmerdes à venir, se concentrer sur son travail va vite devenir une tâche ardue voire impossible.
Et pourtant, il faudra bien. Nous n’avons pas le choix. C’est cela ou crever ou donner la mort ou assassiner ses pauvres parents. Travailler chez soi comme un sacerdoce. Un de plus.
Vivement l’été.
Laurent Sagalovitsch
Source : Slate
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