La fortune secrète de Juan Carlos fait trembler la monarchie espagnole

Les révélations se multiplient depuis que « La Tribune de Genève » a affirmé que l’ex-monarque avait reçu 100 millions de dollars de l’Arabie saoudite.

« Juan Carlos cachait 100 millions à Genève. » Etalé en une du quotidien suisse La Tribune de Genève du mercredi 4 mars, les révélations sur la fortune secrète de l’ancien monarque espagnol, nourrie de capitaux provenant d’Arabie saoudite, ne cessent depuis de provoquer des remous au sud des Pyrénées.

Unidas Podemos, qui gouverne en coalition avec les socialistes, a demandé l’ouverture d’une commission d’investigation parlementaire, tout comme les partis indépendantistes catalans, bien décidés à tirer profit de ce scandale qui affaiblit la Couronne.

« Il faut lever tous les doutes sur le comportement corrompu présumé de l’ancien chef d’Etat », a demandé le porte-parole de la gauche radicale, Pablo Echenique. Tandis que celui de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Gabriel Rufian, a dénoncé « l’opacité d’une famille payée 8 millions d’euros par an juste pour son nom, qui, en plus, fait des affaires avec les satrapes d’Arabie saoudite ».

Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a, au contraire, fermé la porte à une enquête parlementaire, en argumentant que l’ancien roi jouissait au moment des faits de l’inviolabilité reconnue par la Constitution au chef de l’Etat. La justice espagnole a cependant demandé des précisions à la Suisse sur le compte présumé de Juan Carlos, qui a perdu son immunité totale en 2014, lorsqu’il a abdiqué au profit de son fils Felipe VI.

Un « don » aux Bahamas

 

Au centre de ce scandale financier qui fait trembler la maison royale, se trouve celle qui fut l’amante du vieux roi « émérite », âgé de 82 ans : Corinna Larsen, plus connue du nom de son ex-mari – un prince allemand – comme Corinna zu Sayn-Wittgenstein. De vingt-six ans sa cadette, cette chef d’entreprise allemande d’origine danoise a reçu, en 2012, un « don » de 65 millions de dollars, sur un compte domicilié aux Bahamas, qui a fait sonner les alarmes du procureur suisse Yves Bertossa. Selon Mme Larsen, il s’agit d’un cadeau de celui qui occupait, encore à l’époque, le trône d’Espagne. C’est « une forme de donation pour elle et pour son fils, pour qui il avait de l’affection », a expliqué au journal suisse son avocat, Robin Rathmell.

L’argent provient d’un compte de la banque privée Mirabaud, correspondant à une fondation domiciliée au Panama, nommée Lucum. L’unique bénéficiaire aurait été l’ancien roi d’Espagne. Les fonds de cette fondation opaque ne font eux pas de doutes : ils proviennent d’un virement de 100 millions de dollars, effectué le 8 août 2008, par le ministère des finances d’Arabie saoudite.

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S’agit-il de commissions illégales pour l’attribution du contrat saoudien de construction du train à grande vitesse reliant Médine et La Mecque, remporté par un consortium formé d’une douzaine d’entreprises espagnoles en 2011, pour un montant record de 6,7 milliards d’euros ? En 2018, plusieurs sites d’information espagnols ont reproduit des écoutes de Corinna Larsen effectuées, en secret, par un ancien policier véreux, le commissaire José Manuel Villarejo, dans lesquelles celle-ci assure que Juan Carlos aurait perçu des commissions illégales sur ce contrat.

En Espagne, la justice a classé l’affaire après une brève enquête, faute de preuve et du fait de l’inviolabilité du roi. Le procureur Bertossa a, lui, ouvert une enquête pour « soupçons de blanchiment d’argent aggravé » contre Mme Larsen et les gérants de la fondation panaméenne. Ces derniers soulignent cependant une incohérence flagrante : il semble peu probable que l’Arabie saoudite ait payé en 2008 pour un contrat dont l’appel d’offres ne sera lancé qu’en 2009 et le vainqueur désigné en 2011. D’autre part, si Juan Carlos a perçu des commissions illégales, celles-ci devraient avoir été versées par les entreprises espagnoles, et non par Riyad.

 

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Le site d’information El Confidencial, qui mène l’enquête de son côté, rappelle que deux événements peuvent expliquer ce « cadeau » de l’Arabie saoudite au roi. En 2007, Juan Carlos a concédé au roi Abdallah le titre de chevalier de l’ordre de la Toison d’or, la plus haute distinction existant en Espagne. Cette décision controversée avait été perçue comme une tentative de blanchir l’image du régime saoudien. Tout comme, en 2008, après une autre visite du monarque arabe en Espagne, l’accord de coopération économique et culturelle signé entre Riyad et Madrid. Or, c’est une semaine après sa publication au bulletin officiel que le virement de 100 millions de dollars atterrit sur le compte suisse de la fondation Lucum.

« Menaces et harcèlement »

 

Quelle que soit la raison de ce virement, le directeur du site d’information de gauche, Eldiario, Ignacio Escolar, souligne dans un éditorial très dur, qui contraste avec l’indulgence des grands titres de la presse espagnole, qui ont relégué l’information aux pages intérieures des quotidiens, que « le chef d’Etat d’un pays démocratique ne devrait pas recevoir 100 millions de dollars d’une dictature pétrolière », ni « cacher des millions dans des paradis fiscaux » ou « utiliser sa fonction pour s’enrichir ».

Par ailleurs, le parquet anticorruption espagnol mène toujours l’enquête sur les possibles commissions illégales versées en marge de l’attribution du contrat du « TGV du désert ». Il s’intéresse au rôle de la chef d’entreprise iranienne Shahpari Zanganeh, rémunérée 134 millions d’euros par les entreprises espagnoles pour son travail de conseil et d’intermédiaire. Elle est l’ex-femme du marchand d’armes saoudien Adnan Khashoggi, décédé en 2017 et connu pour les fêtes qu’il organisait à Marbella, où il résidait, comme pour ses bonnes relations avec Juan Carlos…

L’ancien monarque est aussi confronté à la colère de son ancienne amante. Corinna Larsen a annoncé son intention de porter plainte pour « menaces et harcèlement » contre Juan Carlos et l’ancien directeur des services secrets espagnols, Felix Sanz Roldan. Selon elle, les pressions auraient commencé en 2012, après la célèbre partie de chasse à l’éléphant qui révéla à l’Espagne l’existence de la maîtresse du roi, et auraient eu pour but qu’elle ne révèle pas les « secrets d’Etat » se trouvant en sa possession ; 2012 est aussi l’année où la fondation Lucum a été dissoute celle où Corinna Larsen en a reçu le solde de 65 millions de dollars…

Sandrine Morel

(Madrid, correspondante)

Source : Le Monde (Le 07 mars 2020)

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