« Les coupures d’Internet creusent le fossé entre les pays pauvres et le reste de l’économie mondiale »

L’Inde, qui fait la promotion des nouvelles technologies, figure parmi les pays les plus prompts à bloquer leur accès, relate notre journaliste Julien Bouissou dans sa chronique.

Chronique. Les pays émergents font face à une disruption économique bien plus ravageuse que celle provoquée par le coronavirus. En 2019, les coupures Internet imposées par les autorités ont coûté 7,3 milliards d’euros à des économies situées pour la plupart en Asie et en Afrique, selon les calculs de Cost of Shutdown Tool, un outil développé par les organisations non gouvernementales (ONG) NetBlocks et The Internet Society. Ces pertes économiques ont quadruplé depuis 2016.

Les autorités invoquent la lutte contre le terrorisme, les risques de manifestations et d’émeutes et même la triche aux examens pour justifier ces coupures, sans toujours avoir conscience de leurs conséquences économiques et sociales.

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Parmi les pays les plus touchés, on trouve l’Inde, qui se définit pourtant comme étant la plus « grande démocratie du monde ». Avec 4 196 heures de coupure Internet en 2019, elle arrive deuxième sur la liste, juste après le Tchad.

La région du Cachemire a été la plus affectée après la révocation, à l’été 2019, de son autonomie par le pouvoir central à Delhi. Pour s’inscrire aux examens, les habitants devaient emprunter un train surnommé « Internet Express » et rejoindre la ville connectée la plus proche, avant de faire la queue des heures devant les webcafés.

Entre 5 % et 6 % du PIB africain

Mais la suspension de l’accès à Internet et aux réseaux sociaux est également imposée dans d’autres Etats de la fédération pour éviter les lynchages ou les émeutes, dans un pays où les fausses informations, sur fond d’extrémisme hindou belliqueux, se propagent à toute vitesse.

Ces coupures sont si nombreuses que la Cour suprême a décidé de s’emparer du sujet. Les magistrats de la plus haute juridiction indienne ont rappelé en janvier que l’accès à Internet était une « liberté fondamentale » et que les coupures devaient être « exceptionnelles ».

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C’est là tout le paradoxe des démocraties illibérales comme l’Inde : elles font la promotion des nouvelles technologies, présentées comme un gage de modernité, mais sont les plus promptes à bloquer leur accès.

Le premier ministre Narendra Modi, à la tête du pays détenteur du record mondial de la plus longue coupure Internet dans une démocratie, est aussi l’initiateur d’un grand plan Inde numérique. Il a en outre démonétisé du jour au lendemain 87 % des billets en circulation au nom de la numérisation des moyens de paiement et de la lutte contre la corruption.

Dans les pays pauvres et émergents, l’Internet mobile est un facteur d’inclusion sociale et économique

Dans les pays pauvres et émergents, l’Internet mobile est un facteur d’inclusion sociale et économique qui ouvre de nombreuses occasions économiques, tout en offrant un accès à la santé et à l’éducation. Il est par exemple utilisé pour diffuser des informations destinées à contenir les épidémies. « Les pays africains ont un secteur informel important qui repose largement sur les communications téléphoniques, les paiements mobiles et l’utilisation d’applications comme WhatsApp ou Facebook », ajoute le groupe de réflexion Cipesa (The Collaboration on International ICT Policy in East and Southern Africa), basé en Ouganda, dans un rapport de 2017.

La plupart des travailleurs du secteur informel utilisent en effet des réseaux comme WhatsApp ou Facebook pour répondre aux offres d’emploi ou proposer leurs services. Ils utilisent leurs smartphones pour transférer de l’argent ou avoir accès à des marchés lointains. Le cabinet de conseil McKinsey a calculé que, d’ici à 2025, l’Internet représenterait entre 5 % et 6 % du produit intérieur brut africain.

D’autres effets indirects sont plus difficiles à mesurer, notamment sur l’innovation, la productivité, la confiance des investisseurs ou l’attractivité d’un pays.

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Dans un rapport publié en juin 2016, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) rappelait qu’un « Internet ouvert est un catalyseur du commerce mondial ». Les chaînes de valeur, dont on parle tant en cette période de crise du coronavirus, passent aussi par les câbles Internet.

Les coupures peuvent faire sauter l’un des chaînons du circuit mondialisé d’approvisionnement et discréditer un fournisseur, voire un pays, auprès de ses clients et distributeurs dans le reste du monde. Elles creusent le fossé entre les pays pauvres et le reste de l’économie mondiale.

Julien Bouissou

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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