Culture – Les jeux vidéo sont aussi de la littérature

Les jeux dits “narratifs” ont leurs grands amateurs. Pour cet universitaire irlandais, raconter des histoires à l’écran constitue une extension numérique de la littérature.

Il y a quelques années, las de consulter le menu de Netflix pour trouver quelque chose qu’on n’ait pas encore vu, j’ai suggéré à ma compagne qu’on joue à un jeu vidéo. Elle n’était pas vraiment emballée mais je lui ai promis quelque chose où on n’aurait pas à “collecter des trucs”. Nous avons donc joué à Dear Esther, un jeu qui s’inscrit dans la tendance émergente des “jeux vidéo littéraires”.

Ça a marché. Elle a apprécié et, complètement absorbée par l’histoire, a traversé les deux heures du jeu en une seule fois. Je savais que Dear Esther serait parfait pour quelqu’un qui n’aime pas les jeux. Toutes les caractéristiques de la ludification [comme on appelle le transfert des principes des jeux dans d’autres domaines] sont absentes : pas d’objectifs clairs, pas d’obstacle à surmonter, rien à collecter, personne à combattre, et on ne peut pas vraiment mourir. Dans Dear Esther, tout ce qu’on fait, c’est se promener.

 

Développé par le studio britannique The Chinese Room, Dear Esther fait partie d’un genre contemporain appelé walking simulator [“simulateur de marche”]. On n’y fait pas grand-chose de plus qu’aller d’un point à un autre, parfois en agissant avec un objet par-ci par-là, tout en observant tranquillement les environs.

Mondes virtuels riches

Nombre de simulateurs de marche ont été salués par la critique, entre autres Everybody’s Gone to the Rapture, également développé par The Chinese Room, The Vanishing of Ethan Carter, All the Delicate Duplicates et Journey. Le degré des tâches à accomplir varie d’un jeu à l’autre, mais ils comportent en général très peu d’interactions. Ils sont pourtant immensément appréciés.

La raison à cela, c’est que ces jeux vidéo mettent en avant l’histoire et donnent au lieu un rôle essentiel dans la narration. Les créateurs de fictions numériques rendent leurs histoires attrayantes en faisant appel à des mondes virtuels riches. On sait tous reconnaître une bonne histoire quand on la croise : on veut y rester, savoir comment elle finit, se la repasser en boucle pour être sûr de n’avoir rien manqué, parce qu’il y a du plaisir à savoir comme à oublier. On a l’impression qu’il y a peut-être plus à découvrir, qui serait caché quelque part dans cet univers. Cette sensation de liberté est cependant erronée – c’est ce que j’appelle “l’illusion du choix” dans Towards a Digital Poetics. Electronic Literature & Literary Games [“Vers une poétique numérique. Littérature électronique et jeux littéraires”, inédit en français].

L’exploration du récit

 

Les chercheurs qui étudient la fiction numérique sont depuis longtemps fascinés par cette idée, par le fait que, grâce à l’interaction, le joueur a l’impression de participer activement à la narration, alors qu’il n’est de fait qu’un voyeur, lié par les structures prédéterminées par les auteurs comme il le serait sur papier. La différence, bien sûr, c’est que cette impression de participation active, d’exploration du récit est extrêmement captivante.

Ce qui est intéressant dans l’utilisation de jeux vidéo pour raconter des histoires, c’est qu’on nous répète constamment que la littérature est en difficultés en cette époque focalisée sur les écrans. On crée ainsi une tension entre les histoires sur papier et les histoires sur écran. Or le langage n’est qu’une forme d’expression, et s’il constitue à lui seul un instrument extrêmement puissant, on peut accomplir beaucoup de choses en le combinant à d’autres formes, comme on le voit depuis longtemps avec le cinéma et les autres narrations multimédias.

Le jeu vidéo, qui est intrinsèquement un vecteur mixte, est idéal pour un tel mélange des formes d’expression. Un narrateur peut décrire un monde avec des mots, mais il pourrait aussi vous le présenter sous forme de graphiques informatiques, vous permettre de le construire dans votre tête ou de le traverser avec une souris et un clavier.

Coexistence du papier et de l’écran

 

Il est facile d’avancer qu’à côté d’une narration par plusieurs vecteurs le langage est peut-être plus libérateur à lui seul pour le lecteur : les images que nous mettons sur les mots ne sont limitées que par nous-mêmes, alors que le jeu vidéo est mathématiquement contraint. Les mondes que nous parcourons dans un jeu ont beau avoir l’air vaste, ils sont bordés par des horizons événementiels strictement codés – des points que le joueur ne peut tout simplement pas franchir. Cependant, ce n’est pas la capacité d’être infinie qui définit une bonne histoire, mais sa capacité à nous faire ressentir quelque chose, quelles que soient les limites esthétiques.

Bien sûr, tous les jeux vidéo ne se soucient pas de l’histoire. Ian Bogost, l’une des stars de la recherche sur le sujet, considère d’ailleurs qu’ils sont meilleurs sans [comme il l’écrit dans cet article de The Atlantic traduit par Courrier international]. Dans certains d’entre eux, il s’agit juste de jouer, de faire, on a un espace sans narration. Astrid Ensslin, l’auteure de Literary Gaming, un livre sur la question, parle du “spectre littéraro-ludique”, aux extrémités duquel se trouvent les jeux qui privilégient le jeu d’une part, et ceux qui privilégient l’histoire d’autre part. Comme le jeu vidéo est la forme culturelle de notre époque, il y a largement assez de place pour les deux.

Les codes de la littérature numérique

 

Le jeu vidéo est devenu une nouvelle forme de littérature sans faire de bruit. On affirme toujours que les années 1970 et 1980 ont été les jours de gloire de la fiction interactive ; à cette époque, les ordinateurs redonnaient une nouvelle vie aux histoires où chacun choisissait son aventure. Le numérique a cependant fait de gros progrès depuis, et notre capacité à faire appel aux caractéristiques de la bonne littérature sous forme numérique aussi.

Les jeux littéraires ne sont pas uniquement ces œuvres indépendantes comme Dear Esther et Everybody’s Gone to the Rapture qui privilégient la narration spatiale. Même des titres à gros succès et à gros budget (ce qu’on appelle des “Triple-A”) comme Red Dead Redemption et Horizon Zero Dawn reconnaissent l’importance des personnages, des dialogues, des décors et du sujet. Ces éléments font tous partie de la littérature et ils se sont tranquillement installés au cœur des canons du jeu vidéo contemporain.

 

 

James O’Sullivan
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