Avant d’être un coup de maître, ou un pas historique, il s’agit d’une initiative aux multiples retombées potentielles, mais risquant de se retourner contre les nouvelles autorités soudanaises.
Le rendez-vous, en marge d’une visite en Ouganda, avait été préparé dans un tel secret que même les principaux intéressés, dans le gouvernement soudanais, n’y avaient pas été associés. En annonçant la « normalisation » des relations entre leurs deux pays, le premier ministre Benjamin Nétanyahou et le président du Conseil souverain soudanais, Abdel Fattah Bourhane, ont cherché à conclure avec éclat un rapprochement entamé discrètement depuis plusieurs années. Avant d’être un coup de maître, ou un pas historique, il s’agit d’une initiative aux multiples retombées potentielles, mais risquant de se retourner contre l’exécutif soudanais.
Le pays, membre de la Ligue arabe, a été depuis son indépendance hostile à Israël − dont il a contesté jusqu’à l’existence −, et a été longtemps un allié de l’Iran, sous l’influence des responsables islamistes qui avaient pris le pouvoir en 1989 avec Omar Al-Bachir à leur tête. Le Soudan soutenait aussi le Hamas, accusé par les Israéliens d’y laisser acheminer des armes iraniennes à destination de la bande de Gaza, au point d’être l’objet à plusieurs reprises d’opérations clandestines pour y « neutraliser » des convois (119 morts en 2009).
Accélération brusque
Une lente érosion de ces alliances était en cours depuis plusieurs années. Elle a connu une accélération brusque avec la chute d’Omar Al-Bachir, en avril 2019. Ce dernier, bien qu’ayant rompu avec l’Iran en 2016, était demeuré hostile à toute forme de rapprochement avec l’Etat hébreu.
Les nouvelles autorités de transition, elles, se trouvent dans l’aire d’influence, précisément, de pays ayant d’autres priorités que l’hostilité à Israël, ou proches de son gouvernement : l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU), mais aussi les Etats-Unis et l’Egypte. Ensemble, ils poussent leurs intérêts en Afrique. Le Soudan n’est donc pas un cas symbolique ou isolé, mais une pièce importante dans un jeu régional.
Pour Khartoum, dans l’absolu, il s’agit de donner des gages à cette alliance, et de gagner un répit pour l’avenir. Côté israélien, l’idée est de contenter une partie de l’opinion publique, comme pour l’administration Trump, qui pousse au rapprochement soudano-israélien considéré comme un point d’ancrage de son plan pour le Proche-Orient, en retournant un membre de la Ligue arabe qui y est hostile. De plus, les milieux chrétiens évangéliques américains ont considéré, depuis des décennies, le Soudan comme un point central de leur action, et la politique soudanaise est donc un enjeu de politique intérieure aux Etats-Unis.
Le pays est toujours placé sur la liste américaine des Etats soutenant le terrorisme.
En somme, un faisceau d’intérêts semble s’être constitué. Car le Soudan, de son côté, a besoin que soient mis fin aux sanctions américaines, qui, même si certaines ont été levées, entravent encore toute perspective de redressement de son économie. Khartoum a commencé à être placé sous sanctions américaines en 1993, avant que d’autres mesures ne s’ajoutent au fil des années. A la suite d’accusations d’implication soudanaise dans les attentats organisés par Al-Qaida au Kenya et en Tanzanie en 1998, et contre l’USS Cole dans le port d’Aden, au Yémen, en 2000, le pays est toujours placé sur la liste américaine des Etats soutenant le terrorisme.
Pour sortir du gouffre, le Soudan doit obtenir le rééchelonnement de sa dette extérieure afin de permettre de nouveaux financements. Même si ce n’est pas la seule condition pour y parvenir, il lui faut donc être enlevé de la liste noire américaine afin que Washington puisse voter en ce sens auprès du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Selon Clément Deshayes, spécialiste du Soudan au sein du groupe d’analyse Noria, le premier ministre soudanais, Abdallah Hamdok, « est bloqué politiquement. Il n’a pas d’argent pour réaliser ses promesses tant que durent les sanctions ».
Payer la facture
Selon nos informations, les négociations en vue de cette levée ont connu ces dernières semaines d’importantes avancées. Elles portent sur un aspect crucial du dossier, celui des compensations qui seront versées aux victimes des attentats. « Un accord sur le montant des compensations a été trouvé entre les Américains et les Soudanais », note une source au fait du dossier. Seulement, le Soudan n’a pas d’argent. Ce sont donc les pays du Golfe qui devraient payer la facture.
Dans la phase suivante, le dossier devra être examiné par le Sénat, aux Etats-Unis, qui dispose de quarante-cinq jours pour voter la suspension. Il faudra ensuite l’approbation du président américain pour confirmer sa décision. Selon une source impliquée dans le dossier des sanctions, Donald Trump est « personnellement engagé, de façon très favorable » sur cette question, à la fois pour des raisons de politique intérieure et pour appuyer le plan américain pour le Proche-Orient.
Une source proche du premier ministre, qui se trouvait, précisément, à Kampala, avoue sa « surprise » en entendant l’annonce du « rapprochement » soudano-israélien.
Le raisonnement a cependant un défaut. L’homme qui a incarné le « rapprochement » loué à Washington n’est pas le premier ministre soudanais, qui conduit les affaires de la transition, mais le général Abdel Fattah Bourhane, à la tête du Conseil souverain. La façon dont la transition a été conçue au Soudan repose sur un partage des forces. Schématiquement, le Conseil souverain représente le pays, sans pouvoir exécutif réel, même si ses membres issus des forces armées exercent aussi une influence au sein du gouvernement, présidé par le premier ministre, Abdallah Hamdok.
Cette séparation des pouvoirs laisse des zones de flou. Donc ouvre la voie à une possible instabilité. Or, une source proche du premier ministre, qui se trouvait, précisément, à Kampala, avoue sa « surprise » en entendant l’annonce du « rapprochement » soudano-israélien. En conséquence, Abdel Fattah Bourhane émerge comme une figure de premier plan. Il a été invité à se rendre à Washington. Ce faisant, les autorités américaines prennent le risque d’affaiblir l’autorité déjà fragile du premier ministre.
Jean-Philippe Rémy
(Johannesburg, correspondant régional
Source : Le Monde
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com